Liberticide et préfet.
Par Christian Fremaux avocat
honoraire et élu local.
Il peut paraître
osé voire insolent ou injurieux d’accoler l’adjectif liberticide qui veut dire
qui porte atteinte à la liberté, et préfet qui signifie haut fonctionnaire
représentant de l’Etat en charge des intérêts nationaux et de l’ordre public
donc de la loi. C’est pourtant le dilemme qui a lieu au parlement où les députés
ont débattu de l’adoption ou non d’une loi proposée par le sénateur LR Bruno
Retailleau dite anti -casseurs qui veut confier des responsabilités nouvelles
aux préfets pour lutter contre toutes les menaces, la violence, et les
débordements en matière de manifestation. Les députés de la majorité LREM sont
partagés et ils retrouvent leurs réflexes d’ancien socialiste ou écologiste ou ceux
de simple citoyen venant de la société civile où l’on n’est pas confronté à
l’exercice du pouvoir et ou l’éthique de conviction l’emporte sur l’éthique de
responsabilité.
Ayons un peu
de mémoire et de cohérence. Il y a eu en 1970 une loi anticasseurs que le
président Mitterrand en 1981 a supprimé pour faire plaisir aux belles âmes
puisque on était passé des ténèbres à la lumière et qu’on écrivait le nom de
liberté un peu partout, y compris dans l’entreprise. Comme si protéger
l’individu et punir le délinquant n’étaient pas une bonne action sauf s’il y a
des abus de pouvoir. La procrastination et le laxisme sont souvent rattrapés
par les faits qui sont têtus. La démocratie n’exclut pas la fermeté bien pesée.
Mais c’est un autre sujet. Qui peut être contre la liberté : personne. Qui
refuse de jouir sans entrave selon le slogan de Mai 68 : personne. Mais
qui déplore les attentats et la
délinquance en général , la violence qui monte et s’amplifie ; les
revendications les plus extrêmes si ce n’est farfelues qui entrainent de la
casse ; le retour des djihadistes qui sont nos ennemis et qu’il va falloir
juger puis détenir des années ; ou
l’exigence peu tolérante des minorités ,
des communautarismes, des corporations et de l’individu qui veulent pouvoir exercer leurs droits en oubliant les devoirs
collectifs : tout le monde. Autrement dit il faut concilier ordre public
et libertés qui sont compatibles, trouver le bon équilibre et savoir qui va
être l’arbitre. Ce gouvernement comme les précédents d’ailleurs a choisi les
préfets qui incarnent l’administration donc l’Etat pour être les fers de lance
de ce combat. Il a tort car je crois que seul le juge judiciaire est naturellement
qualifié pour exercer ce quasi pouvoir, bien que sous la Vème république la
justice n’est qu’une autorité et non un pouvoir comme l’exécutif ou le
législatif. Ce qui me parait personnellement liberticide c’est la tyrannie des
minorités, les donneurs de leçons qui
nous font de la moraline comme l’écrivait F Nieztsche , et ceux qui au nom de
la liberté interdisent tout : de
prendre des mesures de protection , mais de rouler (vite), de manger et boire
(avec excès), de fumer (sauf du cannabis) ; de ne pas aimer la diversité y compris culturelle, ou les éoliennes, ou la
transition écologique ; de penser mais pas comme eux…Enfin de n’être pas
un progressiste comme si toute demande nouvelle entrainait forcément un progrès
donc du bien.
Le président
de la république tente de se réconcilier avec les élus locaux ce qui est de la décentralisation,
mais en même temps selon la formule
consacrée, il pense à plus
de déconcentration c’est à dire à donner plus de pouvoirs aux préfets. C’est le
grand écart mais pourquoi pas si les compétences de chacun sont bien délimitées
avec les moyens qui sont nécessaires. Rapprocher les services publics du
citoyen est une bonne idée pour l’élu rural que je suis. Mais il va falloir
surtout en recréer puisque nos campagnes sont désertifiées. En revanche je suis
circonspect sur certaines dispositions du projet de loi anti -casseurs en cours
d’examen qui consiste à donner plus de pouvoir aux préfets en matière de
prévention des désordres et comme arbitre des libertés publiques (liberté de
circuler, liberté et non droit de
manifester dans le calme…) et
individuelles (droit de penser à manifester ; devoir de ne payer la casse que si sa
responsabilité personnelle est engagée…) ce qui me parait pour ce dernier
élément excessif et contraire à nos
principes mais je ne suis qu’un simple citoyen avocat honoraire de surcroît. Même si j’approuve les intentions du
gouvernement et sa volonté de mettre à la disposition des juges un arsenal
juridique suffisant qui complète l’existant. Ce n’est pas à la haute
administration dépendant de l’Etat ce qui est la règle républicaine, de se
substituer aux juges judiciaires qui sont indépendants (sauf les procureurs qui
reçoivent des instructions pour appliquer la politique pénale, mais qui n’en
reçoivent plus pour les dossiers
individuels) et qui tranchent les
litiges mettant en cause les libertés individuelles (interpellations en flagrant
délit ; perquisitions ; mises en examen ; comparutions immédiates ;
incarcérations… ) en ordonnant et contrôlant
avec le respect des droits de la défense donc la présence des avocats.
La
discussion a été vive, le terme liberticide a été crié et Mme Wonner
députée LREM a résumé son cas de conscience et celui de certains de ses
collègues : « la puissance publique ne saurait utiliser comme
justification la protection de tous pour affaiblir les droits
individuels ». Mais il ne s’agit pas de restreindre les libertés
individuelles qui n’ont pas valeurs supérieures aux libertés collectives. Il
s’agit de choisir l’intérêt général - dont la sécurité - qui a aussi des droits
et qui ne peut être à la merci de quelques-uns : le ministre de
l’intérieur a déclaré que ce texte concernait une centaine d’individus (c’est
peut-être vrai mais quand une loi est votée
elle peut ensuite s’étendre, d’où des précautions à prendre), voyous qui utilisent notre corpus juridique à leur
avantage et pour s’exonérer des devoirs.
C’est comme les djihadistes qui réclament l’application des droits de la
défense, d’un procès équitable et de la protection de la France alors qu’eux
ont tué sans procédure , sans pitié ni état d’âme. Mais dans une démocratie on
n’utilise pas les armes impures de nos adversaires, c’est notre grandeur.
Le projet de
loi qui a été discuté propose dans certaines conditions d’autoriser des palpations de sécurité et
des fouilles de bagages ; la création non pas d’un fichier des interdits de manifester
comme les interdits de stade pour les hooligans mais la création de
fiches ajoutées au fichier des personnes
recherchées; la création d’un délit de dissimulation volontaire de visage (puni
d’un d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Sera-t-il étendu à
celles qui portent la burqa ou le niqab ?) . L’instauration d’une
responsabilité collective pour les casseurs - selon le bon principe
casseur-payeur- qui est en débat me parait inopportune en droit car il faut
d’abord établir la responsabilité de chacun, principe pour moi intangible. On
verra le texte définitif.
Enfin et
c’est le principal objet de cet article , les parlementaires veulent donner des pouvoirs supplémentaires et spécifiques en matière de manifestation aux préfets dans
le cas suivant : le
préfet « peut par arrêté motivé interdire de prendre part à une
manifestation…toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons
sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une
particulière gravité pour l’ordre
public… ».Ce texte a rappelé des heures sombres au député C.de Courson. Jusqu’à
présent seul le juge judiciaire pouvait ordonner une telle interdiction dans le
cadre d’une condamnation. C’est une garantie pour tous, et même si la procédure
d’appel est longue (mais les référés sont possibles). Ce ne sera pas plus
rapide devant une juridiction administrative d’appel ! Les autorités administratives vont donc devoir
motiver leurs arrêtés pour interdire à titre préventif à un individu de
participer à une manifestation. Avec
pour critères ce qui a pu se passer lors de manifestations ayant donné lieu à
de la violence, des atteintes graves physiques comme matérielles, ou sur le
fait de « penser » qu’il y aura débordement, ou sur un comportement
ou des agissements, et sur une menace d’une particulière gravité, notions
floues, subjectives, non définies et qui vont varier d’un territoire et d’un
préfet à un autre. Bon courage en droit et en opportunité aux préfets qui vont
appliquer ce texte – sous réserve de l’appréciation finale du conseil
constitutionnel sur la conformité de cette loi -et devoir se justifier en cas
de recours devant la justice administrative.
Sous réserve
du texte final j’approuve cette loi, mais je pense que confier son application
aux préfets donc à l’administration qui risque par définition d’être juge et
partie puisque c’est elle qui autorise les manifestations qui sont déclarées,
est une erreur. Manifestement on se méfie du juge judiciaire, ce qui n’est
d’ailleurs pas nouveau.
Pourquoi ne
pas confier en amont à titre préventif puis
en aval s’il y a des recours ces
prochains contentieux aux juges judiciaires,
certes peu nombreux en France (une petite dizaine pour 100.000 habitants) et
dépourvus de moyens mais plus nombreux que les préfets, magistrats du siège spécialistes notamment - comme le conseil d’Etat soyons honnêtes -
des libertés fondamentales, du respect du débat public contradictoire et des droits de la défense,
que l’on charge par ailleurs peu ou prou
de trancher tous les problèmes de société qu’ils soient éthiques ou de
responsabilités . L’état de droit c’est aussi de s’y retrouver en matière de
justice dispersée actuellement entre celle qui est judiciaire et connue des citoyens,
et celle qui est administrative, donc plus confidentielle et suspectée à tort
d’être une courroie de transmission de l’administration donc du pouvoir.
Ce n’est pas
être liberticide de vouloir faire régner l’ordre public qui nous protège et de
punir ceux qui commettent ou vont
commettre des dégâts avec certitude ce
qui implique d’avoir un commencement d’exécution , des actes préparatoires et
des preuves. Essayons aussi de nous mettre un instant du côté des victimes des attentats
bien sûr, ou de la grande délinquance, et en matière sociale en pensant aux
commerçants qui ont vu leurs biens être détruits et pillés, ou aux élus qui doivent
racheter du mobilier public, ou à tous ceux qui vont déposer le bilan et qui
ont licencié, et qui ont vu leurs
sacrifices ne servir à rien. Sans compter les pertes financières et économiques
dont on commence à connaitre les montants après l’acte XII et le bilan pour les
forces de l’ordre sur le plan physique comme moral.
Il ne faut pas
confondre émotion et compassion pour tous les blessés et raison ce qui est du
domaine de la loi. Ce qui est
liberticide c’est empêcher d’être prudent, de nous désarmer légalement face à
des comportements inédits et de ne pas décider de peur de froisser quelques-uns.
Ce qui est liberticide c’est de croire que la sûreté et la sécurité première
des libertés selon la déclaration des droits de l’homme, conduisent à de
l’autoritarisme et sont contraires à la démocratie surtout si elle est
participative. Je ne partage pas cette analyse et pourtant je suis aussi démocrate
vigilant et tolérant qu’un autre citoyen qui ne détient pas seule la vérité.
C’est Alphonse Daudet qui avait écrit en 1866 le sous-préfet aux champs. La
très grande qualité de nos préfets n’est pas en cause et leurs fonctions ne sont
pas par ces temps troublés une sinécure. Laissons-leur le temps de représenter
l’Etat, de soutenir les collectivités territoriales, et d’appliquer les
politiques nationales. Ne faisons pas du préfet un Salomon ou un Saint Louis
qui rendait la justice sous un chêne, ou une sorte de « sous
juge » à temps partiel, il a
d’autres chats à fouetter.
Bien sûr les
députés qui vont voter le texte définitif décideront. Mais rien n’est
irréversible et il est grand de reconnaitre s’être fourvoyé en choisissant les
préfets plutôt que les juges. Le français ne veut pas plus d’administration. Il
veut de la liberté, de l’égalité pour les droits et les devoirs, et de la
justice.