vendredi 1 février 2019

Liberticide et préfet.



Liberticide et préfet.
Par Christian Fremaux avocat honoraire et élu local.
Il peut paraître osé voire insolent ou injurieux d’accoler l’adjectif liberticide qui veut dire qui porte atteinte à la liberté, et préfet qui signifie haut fonctionnaire représentant de l’Etat en charge des intérêts nationaux et de l’ordre public donc de la loi. C’est pourtant le dilemme qui a lieu au parlement où les députés ont débattu de l’adoption ou non d’une loi proposée par le sénateur LR Bruno Retailleau dite anti -casseurs qui veut confier des responsabilités nouvelles aux préfets pour lutter contre toutes les menaces, la violence, et les débordements en matière de manifestation. Les députés de la majorité LREM sont partagés et ils retrouvent leurs réflexes d’ancien socialiste ou écologiste   ou ceux de simple citoyen venant de la société civile où l’on n’est pas confronté à l’exercice du pouvoir et ou l’éthique de conviction l’emporte sur l’éthique de responsabilité.  
Ayons un peu de mémoire et de cohérence. Il y a eu en 1970 une loi anticasseurs que le président Mitterrand en 1981 a supprimé pour faire plaisir aux belles âmes puisque on était passé des ténèbres à la lumière et qu’on écrivait le nom de liberté un peu partout, y compris dans l’entreprise. Comme si protéger l’individu et punir le délinquant n’étaient pas une bonne action sauf s’il y a des abus de pouvoir. La procrastination et le laxisme sont souvent rattrapés par les faits qui sont têtus. La démocratie n’exclut pas la fermeté bien pesée. Mais c’est un autre sujet. Qui peut être contre la liberté : personne. Qui refuse de jouir sans entrave selon le slogan de Mai 68 : personne. Mais qui déplore les attentats  et la délinquance en général , la violence qui monte et s’amplifie ; les revendications les plus extrêmes si ce n’est farfelues qui entrainent de la casse ; le retour des djihadistes qui sont nos ennemis et qu’il va falloir juger puis détenir des années ;  ou l’exigence  peu tolérante des minorités , des communautarismes, des corporations et de l’individu qui veulent  pouvoir exercer leurs  droits en oubliant les devoirs collectifs : tout le monde. Autrement dit il faut concilier ordre public et libertés qui sont compatibles, trouver le bon équilibre et savoir qui va être l’arbitre. Ce gouvernement comme les précédents d’ailleurs a choisi les préfets qui incarnent l’administration donc l’Etat pour être les fers de lance de ce combat. Il a tort car je crois que seul le juge judiciaire est naturellement qualifié pour exercer ce quasi pouvoir, bien que sous la Vème république la justice n’est qu’une autorité et non un pouvoir comme l’exécutif ou le législatif. Ce qui me parait personnellement liberticide c’est la tyrannie des minorités, les donneurs de leçons  qui nous font de la moraline comme l’écrivait F Nieztsche , et ceux qui au nom de la liberté interdisent tout :  de prendre des mesures de protection , mais de rouler (vite), de manger et boire (avec excès), de fumer (sauf du cannabis) ; de ne pas aimer la diversité  y compris culturelle, ou les éoliennes, ou la transition écologique ; de penser mais pas comme eux…Enfin de n’être pas un progressiste comme si toute demande nouvelle entrainait forcément un progrès donc du bien.
Le président de la république tente de se réconcilier avec les élus locaux ce qui est de la décentralisation, mais  en même temps selon la formule consacrée,  il pense  à  plus de déconcentration c’est à dire à donner plus de pouvoirs aux préfets. C’est le grand écart mais pourquoi pas si les compétences de chacun sont bien délimitées avec les moyens qui sont nécessaires. Rapprocher les services publics du citoyen est une bonne idée pour l’élu rural que je suis. Mais il va falloir surtout en recréer puisque nos campagnes sont désertifiées. En revanche je suis circonspect sur certaines dispositions du projet de loi anti -casseurs en cours d’examen qui consiste à donner plus de pouvoir aux préfets en matière de prévention des désordres et comme arbitre des libertés publiques (liberté de circuler,  liberté et non droit de manifester dans le calme…)  et individuelles (droit de penser à manifester ;  devoir de ne payer la casse que si sa responsabilité personnelle est engagée…) ce qui me parait pour ce dernier élément  excessif et contraire à nos principes mais je ne suis qu’un simple citoyen avocat honoraire de surcroît.  Même si j’approuve les intentions du gouvernement et sa volonté de mettre à la disposition des juges un arsenal juridique suffisant qui complète l’existant. Ce n’est pas à la haute administration dépendant de l’Etat ce qui est la règle républicaine, de se substituer aux juges judiciaires qui sont indépendants (sauf les procureurs qui reçoivent des instructions pour appliquer la politique pénale, mais qui n’en reçoivent plus  pour les dossiers individuels)  et qui tranchent les litiges mettant en cause les libertés individuelles (interpellations en flagrant délit ; perquisitions ; mises en examen ; comparutions immédiates ; incarcérations…  ) en ordonnant et contrôlant avec le respect des droits de la défense donc la présence des avocats. 
La discussion a été vive, le terme liberticide a été crié et Mme Wonner députée LREM a résumé son cas de conscience et celui de certains de ses collègues : « la puissance publique ne saurait utiliser comme justification la protection de tous pour affaiblir les droits individuels ». Mais il ne s’agit pas de restreindre les libertés individuelles qui n’ont pas valeurs supérieures aux libertés collectives. Il s’agit de choisir l’intérêt général - dont la sécurité - qui a aussi des droits et qui ne peut être à la merci de quelques-uns : le ministre de l’intérieur a déclaré que ce texte concernait une centaine d’individus (c’est peut-être vrai mais quand une loi est votée  elle peut ensuite s’étendre, d’où des précautions à prendre), voyous  qui utilisent notre corpus juridique à leur avantage et  pour s’exonérer des devoirs. C’est comme les djihadistes qui réclament l’application des droits de la défense, d’un procès équitable et de la protection de la France alors qu’eux ont tué sans procédure , sans pitié ni  état d’âme. Mais dans une démocratie on n’utilise pas les armes impures de nos adversaires, c’est notre grandeur.
Le projet de loi qui a été discuté propose dans certaines conditions   d’autoriser des palpations de sécurité et des fouilles de bagages ; la création non pas  d’un fichier des interdits de manifester comme les interdits de stade pour les hooligans  mais la création de fiches  ajoutées au fichier des personnes recherchées; la création d’un délit de dissimulation volontaire de visage (puni d’un d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Sera-t-il étendu à celles qui portent la burqa ou le niqab ?) . L’instauration d’une responsabilité collective pour les casseurs - selon le bon principe casseur-payeur- qui est en débat   me parait inopportune en droit car il faut d’abord établir la responsabilité de chacun, principe pour moi intangible. On verra le texte définitif.  
Enfin et c’est le principal objet de cet article , les parlementaires veulent  donner des pouvoirs supplémentaires et  spécifiques  en matière de manifestation aux préfets dans le cas suivant :  le préfet «  peut par arrêté motivé interdire de prendre part à une manifestation…toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière  gravité pour l’ordre public… ».Ce texte a rappelé des heures sombres au député C.de Courson. Jusqu’à présent seul le juge judiciaire pouvait ordonner une telle interdiction dans le cadre d’une condamnation. C’est une garantie pour tous, et même si la procédure d’appel est longue (mais les référés sont possibles). Ce ne sera pas plus rapide devant une juridiction administrative d’appel !  Les autorités administratives vont donc devoir motiver leurs arrêtés pour interdire à titre préventif à un individu de participer à une manifestation.  Avec pour critères ce qui a pu se passer lors de manifestations ayant donné lieu à de la violence, des atteintes graves physiques comme matérielles, ou sur le fait de « penser » qu’il y aura débordement, ou sur un comportement ou des agissements, et sur une menace d’une particulière gravité, notions floues, subjectives, non définies et qui vont varier d’un territoire et d’un préfet à un autre. Bon courage en droit et en opportunité aux préfets qui vont appliquer ce texte – sous réserve de l’appréciation finale du conseil constitutionnel sur la conformité de cette loi -et devoir se justifier en cas de recours devant la justice administrative.
Sous réserve du texte final j’approuve cette loi, mais je pense que confier son application aux préfets donc à l’administration qui risque par définition d’être juge et partie puisque c’est elle qui autorise les manifestations qui sont déclarées, est une erreur. Manifestement on se méfie du juge judiciaire, ce qui n’est d’ailleurs pas nouveau.
Pourquoi ne pas  confier en amont à titre préventif puis en aval  s’il y a des recours   ces prochains contentieux  aux juges judiciaires, certes peu nombreux en France (une petite dizaine pour 100.000 habitants) et dépourvus de moyens mais plus nombreux que les préfets, magistrats  du siège spécialistes  notamment  - comme le conseil d’Etat soyons honnêtes - des libertés fondamentales, du respect du débat public  contradictoire et des droits de la défense, que l’on charge par ailleurs  peu ou prou de trancher tous les problèmes de société qu’ils soient éthiques ou de responsabilités . L’état de droit c’est aussi de s’y retrouver en matière de justice dispersée actuellement entre celle qui est judiciaire et connue des citoyens, et celle qui est administrative, donc plus confidentielle et suspectée à tort d’être une courroie de transmission de l’administration donc du pouvoir.
Ce n’est pas être liberticide de vouloir faire régner l’ordre public qui nous protège et de punir ceux qui commettent  ou vont commettre  des dégâts avec certitude ce qui implique d’avoir un commencement d’exécution , des actes préparatoires et des preuves. Essayons aussi de nous mettre un instant du côté des victimes des attentats bien sûr, ou de la grande délinquance, et en matière sociale en pensant aux commerçants qui ont vu leurs biens être détruits et pillés, ou aux élus qui doivent racheter du mobilier public, ou à tous ceux qui vont déposer le bilan et qui ont licencié, et qui  ont vu leurs sacrifices ne servir à rien. Sans compter les pertes financières et économiques dont on commence à connaitre les montants après l’acte XII et le bilan pour les forces de l’ordre sur le plan physique comme moral.  
Il ne faut pas confondre émotion et compassion pour tous les blessés et raison ce qui est du domaine de la loi.  Ce qui est liberticide c’est empêcher d’être prudent, de nous désarmer légalement face à des comportements inédits et de ne pas décider de peur de froisser quelques-uns. Ce qui est liberticide c’est de croire que la sûreté et la sécurité première des libertés selon la déclaration des droits de l’homme, conduisent à de l’autoritarisme et sont contraires à la démocratie surtout si elle est participative. Je ne partage pas cette analyse et pourtant je suis aussi démocrate vigilant et tolérant qu’un autre citoyen qui ne détient pas seule la vérité. C’est Alphonse Daudet qui avait écrit en 1866 le sous-préfet aux champs. La très grande qualité de nos préfets n’est pas en cause et leurs fonctions ne sont pas par ces temps troublés une sinécure. Laissons-leur le temps de représenter l’Etat, de soutenir les collectivités territoriales, et d’appliquer les politiques nationales. Ne faisons pas du préfet un Salomon ou un Saint Louis qui rendait la justice sous un chêne, ou une sorte de « sous juge »  à temps partiel, il a d’autres chats à fouetter.
Bien sûr les députés qui vont voter le texte définitif décideront. Mais rien n’est irréversible et il est grand de reconnaitre s’être fourvoyé en choisissant les préfets plutôt que les juges. Le français ne veut pas plus d’administration. Il veut de la liberté, de l’égalité pour les droits et les devoirs, et de la justice.