jeudi 2 mars 2017

Justice pour qui et pour quoi ?

Justice pour qui et pour quoi ?
Par Christian FREMAUX avocat honoraire et élu local
Chacun d’entre nous entend régulièrement des cris pour que la justice passe, pour théo, pour traoré , pour tel ou telle, évidemment victimes  lors d’un évènement grave, qui scandalise le public, soulève l’émotion avant la raison,  et qui nécessiterait une réponse judiciaire dans l’immédiat. On n’attend même pas que l’enquête ait lieu, qu’elle apporte des éléments avérés  puisque on a des images soit filmées par un passant ou un observateur quelconque a priori neutre ? soit par un participant des faits, et qui sont relayées en boucle par les médias qui sélectionnent les actes les plus frappants, si je puis dire ! On accuse sur le champ , on désigne le coupable et on somme la justice de se saisir et de sanctionner au plus vite car les faits ne seraient pas discutables. Lorsqu’il s’agit le plus souvent, d’arrestations par la police dans une cité, d’un contrôle d’identité qui tourne mal, on crie aussitôt à la bavure policière et pour faire encore plus pression sur les juges on organise des marches dites blanches alors même que les faits ne sont pas vérifiés, comme si la répétition de l’indignation et de l’émotion valait preuve. Bien sûr quand lesdits policiers sont victimes de tentative d’assassinat  ou d’agression, la compassion ne se fait pas entendre car après tout pour certains ce sont les risques du métier et un policier est forcément « coupable » de quelque chose ne serait ce que de porter l’uniforme donc de provoquer,  et faire respecter la loi. D’ailleurs au plus haut niveau de l’Etat on le voit : on rend visite à la victime  - citoyen par définition innocent, et on ignore les policiers  qui n’ont pas besoin d’être encouragés et protégés. Et après on ne comprend pas les mouvements d’humeur des policiers qui globalement se sentent délaissés et pas soutenus par les politiques, l’ensemble des citoyens et leur hiérarchie ! La balance aurait besoin d’être rééquilibrée, au moins sur le plan moral  car la responsabilité ne se découpe pas en parts inégales. Bien sûr quand il y a bavure avérée, ou abus de pouvoir flagrant, ou discrimination au faciès, les policiers doivent être poursuivis par les tribunaux et condamnés si leur culpabilité est reconnue. D’ailleurs l’inspection interne est sans complaisance et un policier suspecté  est immédiatement suspendu. Je compatis avec toutes les victimes réelles car rien ne justifie la violence, même si elle est  souvent réciproque  et qu’une interpellation se passe rarement dans le calme et la bonne volonté. La justice est donc au centre des débats et parfois on a des surprises : par exemple la victime est compromise avec sa famille dans un trafic, ou une infraction quelconque ,est  déjà poursuivie par ailleurs et n’est pas l’ange que l’on a décrit .Cela n’excuse pas la violence qu’il a subie, mais atténue l’image idyllique de l’individu  que l’on a encensé quelques jours plus tôt. Le rôle de la justice est donc essentiel car il ne faut jamais s’enflammer et il est préférable d’attendre un peu que les juges aient fait leur métier et aient donné des conclusions , avant de crier au scandale, à la bavure , et à  la  sanction forcément exemplaire  du  ou des coupables sur la place publique, et à la télévision transformée en salle d’audience permanente avec des procureurs auto-proclamés qui ne s’excusent pas et n’ont aucune responsabilité si le prétendu coupable ne l’est plus ou pas comme  il  avait été annoncé.   La présomption d’innocence semble être un mot grossier car on veut que le coupable désigné reconnaisse spontanément  les faits, s’excuse en public, et paie la corde qui servira à le pendre, je veux dire l’envoyer derrière les barreaux pour le moins. Quand la personne poursuivie avance des arguments de droit ou conteste les faits, donc se défend avec son avocat, ce qui dans un état de droit est le minimum  dont tout un chacun profite, on s’indigne ; comment ose- t -il  gagner du temps, comment ose -t -il nier ce que l’on a vu à la télé ; comment ose –t- il nuancer les faits, ou les expliquer, ou montrer qu’il n’y avait pas d’intention volontaire ?… Quand certains réclament justice, il faut donc entendre l’exigence de  la condamnation urgente de celui qui est poursuivi, sans même respecter les règles de procédure qui ne serviraient  à rien sauf à retarder l’échéance, ou vérifier que les éléments constitutifs de l’infraction sont réunis, ou démontrer que tel acte était volontaire ou non, sans tenir compte non plus de l’ambiance générale, du contexte, des menaces diverses ou autre  circonstance qui peut devenir atténuante .Pour les plus excités ou exigeants il s’agit de rendre une justice expéditive pour leur faire plaisir, prouver qu’ils ont raison en dénonçant un  racisme permanent[sic] d’Etat représenté par les forces de l’ordre, ou des discriminations qui les empêchent de réussir dans la vie, et déplorer des territoires oubliés par la république  –malgré les milliards de la politique de la ville –et  ainsi de justifier le sac des boutiques du quartier, leur pillage, la destruction d’immobilier public, violence inadmissible qui doit être fermement condamnée .La douleur ou le sentiment d’injustice ne peuvent légitimer toute réaction destructrice. Alors que d’autres pensent au bien comme ce jeune qui a sorti d’une voiture en flamme un enfant et l’a sauvé, ce qui mérite une récompense pour cet acte positif de courage et permet de ne pas douter de la nature humaine.
Mais la  justice n’est pas faite pour calmer les plus radicaux dans l’immédiateté  des faits  , dans les heures qui suivent.Il lui faut du temps pour ses enquêtes et   dire le droit et donc désigner les coupables que le tribunal va juger,  mais aussi reconnaître les innocents car le juge d’instruction instruit à charge et décharge ce qu’il ne faut pas oublier .La justice est rendue au nom du peuple français par des magistrats  dits du siège , (car ils sont assis)  qui sont indépendants de tout pouvoir notamment le pouvoir exécutif. Elle ne  se prononce pas pour donner raison à  tel ou tel groupe social ,telle communauté, telle fraction du peuple. Elle applique le droit c’est-à-dire les lois votées par les parlementaires  qui se déterminent en fonction de l’intérêt général. Dans une démocratie la place de la justice est fondamentale et il faut que l’on cesse de remettre en cause et son utilité et sa légitimité en fonction de nos choix partisans. Les magistrats qui sont des citoyens ont le droit d’avoir des convictions .Il leur est demandé seulement d’être impartiaux dans leurs décisions et de ne pas y introduire  des avis moraux ou politiques personnels. La justice ne  s’oppose pas au pouvoir politique et il ne doit pas y avoir la confrontation de deux légitimités : celle du suffrage universel et celle des juges. Ce débat dure depuis très longtemps et aucun parti politique de droite , de gauche, ou du centre, a voulu le régler. Le conflit justice-politique s’est exacerbé au fil du temps, et de la mise en examen  de plus en plus de responsables, des puissants comme pense le quidam. Certains  estiment que la justice est noyautée par des juges politisés à l’extrême-dits rouges-, qui prennent en otage la vie sociale,  les élections et veulent influer sur le pouvoir exécutif en imposant leur vision de la société et ce qui doit être le bien. C’est certainement  vrai pour une infime minorité des magistrats mais on doit faire confiance à tous les autres juges qui sont républicains, politiquement neutres,  appliquent  la loi, et ne cherchent pas à modifier le cours de la vie démocratique. Il ne peut y avoir compétition entre le pouvoir exécutif et l’autorité judiciaire, même si par  ses décisions elle peut faire de la politique comme M.Jourdain faisait de la prose sans le savoir . Le but de la justice est de faire respecter la loi et quand celle –ci  est peu claire ou qu’il y a un vide juridique de l’interpréter ou de combler les manques, par la jurisprudence qui peut être certes quelque peu orientée. Mais comment faire puisque les magistrats sont des hommes et des femmes qui ont une conscience, des responsabilités et réfléchissent ? L’application de la loi concerne tout le monde le citoyen de base comme l’élu et il ne peut y avoir deux poids et deux mesures. Le débat sur la suspension des poursuites ou non  pendant la campagne présidentielle  est significatif. Certes il n’y a pas de texte légal à ce sujet, mais  on s’était habitué à un  usage républicain selon lequel la justice suspend ses investigations  pendant le temps réservé au débat démocratique. Il semble qu’avec le dossier Fillon en accord avec l’opinion qui rejette toutes les élites et les privilèges, les juges ne soient plus d’accord  pour s’effacer et qu’ils considèrent  que la justice doit passer quelque soit le moment. Cela se discute  même si cette innovation correspond à un mouvement de fond selon moi, et la précipitation des juges d’instruction à vouloir, semble-t -il,  mettre en examen  M .Fillon ( peut être car ce n’est pas joué juridiquement d’avance le statut de témoin assisté existant ) , après une saisine ultra rapide du parquet financier national et une enquête flash,  ne parait pas être un gage de sérénité pour apprécier  des faits qui sont légaux, anciens, usuels au parlement, même si moralement M.Fillon a admis qu’il n’aurait pas du le faire. Le juge peut il apprécier le travail d’un assistant  qui relève pour moi uniquement de l’employeur. ? Pourra - t -on étendre ce genre d’enquête à des employeurs privés ( La patron de la revue des deux mondes est poursuivi pour abus de bien social) voire au niveau de rémunérations parfois extravagant de quelques grands patrons du CAC.40 . ce qui serait une immixtion dans l’entreprise et une nouveauté juridique inquiétante en matière de propriété  et de direction de sociétés? M.Fillon a déclaré qu’il se rendrait à la convocation des juges d’instruction. C’est normal dira-t-on car il est un justiciable comme un autre, mais  une fois n’est pas coutume tandis qu’une représentante d’un parti politique qui s’estime aux bords de la prise du pouvoir  refuse de se déplacer ne serait-ce qu’à la police. On  peut aussi se réjouir qu’un homme politique éminent prenne ses responsabilités sans faire état de son immunité parlementaire  et accepte de répondre aux questions des  juges dans une période décisive pour lui et  la démocratie pour faire reconnaitre qu’il n’a commis aucune infraction  .M.Fillon s’il est élu   président de la république , sera garant de l’indépendance des magistrats et des institutions dont la justice .Il vient de faire la preuve qu’il est  un homme d’Etat  renforcé par  l’épreuve  personnelle qu’il traverse puisqu’il se rendra à la convocation des magistrats instructeurs qui sont indépendants, ont lu le dossier avec une célérité dont il faut se féliciter, semble s’être tous les trois fait une opinion provisoire   et peuvent mettre M .Fillon ou non en examen ce qui ne veut pas dire culpabilité . On doit au moins  mettre ce courage à son crédit  qui est le respect de la justice bien qu’il conteste divers point fondamentaux de droit et toute irrégularité.
On ne pourra donc plus faire l’économie d’un grand débat sur la place de la justice dans les institutions et il faudra  revoir le schéma  sur la séparation des pouvoirs qui  date de 1958 : doit -elle devenir un  pouvoir, et ne plus être une simple autorité ? comment garantir l’indépendance des juges et leur impartialité ? qui contrôlera ou non les juges ? et  pour les magistrats du parquet (les procureurs) qui ne sont pas des magistrats comme leurs collègues du siège selon les rappels fréquents de la cour  européenne des droits de l’homme de Strasbourg,  quel statut leur donner pour couper le lien avec le garde des sceaux donc le pouvoir exécutif ? comment empêcher le conflit de légitimité avec les élus… ? Ceci nécessitera une réforme constitutionnelle  après des discussions  entre toutes les parties concernées, y compris les représentants du peuple premier concerné par la justice de tous les jours . Il faudra aussi donner plus  de moyens matériels et humains aux juges car le budget de la justice est notoirement insuffisant et indigne de la 6ème puissance du monde. Tout particulier qui a saisi la justice ou qui se défend a du déplorer les délais trop longs, la complexité, le coût…
En attendant la suite des feuilletons  judiciaires en cours, espérons que la campagne des idées , projet contre projet, ne soit pas éclipsée par le sort d’un candidat et que les médias ne se focalisent pas sur un dossier judiciaire parmi d’autres, beaucoup plus importants. Certes il y a une manœuvre évidente pour écarter un candidat mais Il n’y a pas de complot des juges selon moi : il y a des questions de droit à résoudre, d’ailleurs peut être en faveur de M.Fillon car  on n’est jamais à l’abri d’une  bonne surprise et d’une appréciation favorable. Il est inutile de  se mettre à la place des juges d’instruction  qui peuvent  après avoir entendu M.Fillon estimer qu’il n’y a pas lieu à poursuites ou mise en examen,  car les indices graves et concordants  exigés par les textes n’existent finalement pas ou ne sont pas suffisants en l’espèce .Et finalement plus tard, quand ils veulent,  prononcer un non lieu. Mais c’est la coïncidence entre le calendrier électoral  qui  obéit à un temps court qu’on ne peut modifier et le calendrier judiciaire qui peut être accéléré ou non selon la seule volonté des juges qui pose problèmes. Une candidature à l’élection majeure démocratique ne peut dépendre des juges qui ont décidé de raccourcir de façon inédite-même si c’est évidemment légal-les délais  de comparution, toutes  autres affaires cessantes  comme si il n’y avait pas de dossiers plus graves , contrairement  à la pratique journalière et faire ainsi une exception –défavorable- pour M. Fillon.  Le soupçon  de partialité et de vouloir peser sur la présidentielle ne peut ainsi pas être écarté , ce qui n’améliorera pas l’image de la justice.   Ce qui compte pour les 5 ans  qui viennent c’est  que l’élection présidentielle  de 2017 ne soit pas faussée, que le représentant de millions de citoyens qui veulent le changement puisse s’imposer en convaincant, et qu’il n’y ait pas un élu par défaut ou par rejet des  autres. On  doit élire un candidat par choix et conviction et non par désespoir. Il y aura ensuite les élections législatives et quelque soit le président élu il lui faudra une majorité solide s’il veut réussir par des réformes structurelles  et donc améliorer le destin  des français.  Car n’oublions pas qu’au-delà de la personnalité élue qui naturellement doit être légalement irréprochable, nous devons avoir un  président qui fait bien «  le job » sans être forcément un paragon de vertu –même si c’est cynique de l’écrire ainsi. On est déjà désabusé car on a eu un président « normal » et il y  a beaucoup à  dire. On veut un président qui annonce la couleur, applique son programme qui doit être pragmatique et ne pas essayer de réenchanter nos rêves,  qui assure la sécurité ce qui implique que la justice fonctionne parfaitement,  qui prend les mesures urgentes de redressement  économique et social et de remise générale  en ordre, y compris sur les valeurs républicaines classiques, dont la laïcité qui peut éviter le fractionnement de la nation en communautés. La justice passe toujours pour tracer les limites pour tous de ce qui est interdit ou non,  pour sanctionner ceux qui ne respectent pas la règle commune ou qui attentent aux intérêts supérieurs de la nation. Elle doit être aussi exemplaire et ne pas participer même en respectant ses pouvoirs à ce qui apparait comme un parti pris. S’il se faisait que l’élection présidentielle a été viciée par l’irruption provoquée  -je ne sais pas par qui - des juges , certains ne manqueraient pas de les accuser d’avoir «  manipulé » les électeurs. N’ajoutons pas à ce qui est la confusion politique actuelle, dans tous les camps d’ailleurs,  un désastre judiciaire. La justice comme la femme de césar doit être insoupçonnable. Nous sommes dans une crise de défiance généralisée. Il faut bâtir une société de confiance et de respect de l’autre.