mardi 10 janvier 2017

Une justice à géométrie variable en raison de la grâce présidentielle

Une justice à géométrie variable en raison de la grâce présidentielle
Par Christian FREMAUX avocat honoraire au barreau de paris et élu local.
On se réjouit toujours quand une décision de justice pénale reconnait l’aspect humain du cas qui lui est soumis car un dossier n’est pas qu’un ensemble de faits auxquels on adapte  des règles de droit  et en matière de délits ou crimes  en individualisant la peine qui tient compte des circonstances, atténuantes ou aggravantes. L’homme, la femme, n’est pas qu’un justiciable qui répond de ses actes face à un tribunal-correctionnel ou cour d’assises- et les juges qu’ils soient uniquement  professionnels ou accompagnés de citoyens qui forment le jury, ne sont pas indifférents aux sentiments, à la compassion et comprennent ce que peuvent être des circonstances exceptionnelles : ils en tiennent normalement compte dans leurs décisions avec l’équité qui joue un rôle, où il ne s’agit pas d’appliquer aveuglément un « tarif », de faire œuvre de vengeance ou de réparation ou réhabilitation  au nom de la société, de prononcer des sanctions sévères à titre d’exemple, même si les décisions pénales ont aussi pour objet de protéger à titre préventif les citoyens et de décourager  ceux qui voudraient se risquer à ne pas respecter la loi et ainsi enfreindre le pacte social . La plupart du temps l’opinion publique critique les magistrats en estimant qu’ils ne sont pas assez stricts, qu’ils sont plus ou moins laxistes, qu’ils prennent en considération des excuses souvent sociales, mais plutôt fumeuses, et qu’ils semblent préférer le délinquant  aux policiers ou gendarmes qui font leur métier ; ou qu’ils choisissent l’agresseur contre le patron (voir la chemise arrachée du DRH de Roissy) ; ou qu’ils ne supportent pas que l’individu cambriolé alors qu’il est chez lui se soit défendu et ait tiré sur le cambrioleur… En un mot le citoyen considère que les magistrats sont trop « mous » avec ceux que l’on n’aime pas ,  et qu’ils ne condamnent pas assez, bien sûr sauf quand c’est pour soi car nous avons tous un cas  particulier  et quand nous comparaissons en justice nous attendons compréhension et mansuétude. C’est humain , même si c’est contradictoire avec notre opinion générale sur la justice pénale que l’on voudrait très sévère sinon excessive dans des cas qui heurtent notre sensibilité. La justice est faite pour nous donner satisfaction, à nous à titre personnel que ce soit quand nous commettons une infraction ou que nous avons un litige avec notre voisin, ou immobilier, ou social ou que nous divorçons. Le juge est bon s’il fait droit à nos demandes : on le maudit dans le cas contraire car il n’a rien compris et a fait droit aux demandes adverses qui sont farfelues et pas justes. Et la justice est moins que rien quand elle rend une décision que l’on estime inique  ( par exemple une libération anticipée avec récidive ensuite du libéré),  et l’indépendance des juges est remise en question : au nom de quoi en effet un juge serait il indépendant et ne rend de comptes à personne, même s ’il commet des erreurs .Pourquoi n’est il pas jugé en cas de faute avérée, s’interroge le citoyen de base qui ne connait la justice-souvent anglo-saxonne- qu’à travers les feuilletons à la télévision , ou des films au cinéma, l’avocat grimpant sur les toits  et faisant des courses poursuites en voiture, en  étant seul contre tous, et le juge faisant ses propres enquêtes au mépris de sa hiérarchie et du droit. Vieux débat qui témoigne d’une méconnaissance profonde de la justice où le juge doit faire le grand écart : indulgent pour soi, et méchants avec les autres.De même tout le monde se gargarise du terme indépendance de la justice mais qu’entendons-nous en pratique par ce concept ? En France il va bien falloir qu’un jour nous mettions la justice qui est en faillite à « plat » pour l’ausculter faire des diagnostics  et savoir comment on peut la réparer ou la reconstruire et en faire une institution performante, non touchée par le doute ,reconnue dans son utilité sociale puisque qu’elle conjugue le droit et l’éthique, et jouant un  rôle d’arbitre impartial  avec des juges mieux payés car ils ont une  responsabilité considérable avec l’avenir d’un justiciable entre leurs mains,  se consacrant aux affaires essentielles et de principes  pour simplifier le droit que nul n’est censé ignorer ce qui apportera au moins une sécurité juridique, sur le plan des domaines civil, social, administratif, en étant débarrassé de contentieux de masse qui lui prend tout son temps, et en ne détachant pas des magistrats un peu partout dans des autorités indépendantes, dans les ministères… la fonction du juge étant d’être dans les tribunaux à  l’audience pour rendre des jugements et arrêts dans un temps rapide (ce qui va obliger les avocats à être aussi plus diligents avec des calendriers de procédure où le renvoi devient exceptionnel) ; et en leur donnant les moyens modernes de travailler (du matériel y compris numérique, des assistants, des greffiers…) ce qui veut dire un budget de la justice qui soit d’ampleur et non pas une variable d’ajustement. Et peut être en développant la responsabilité personnelle du magistrat, avec des barrières pour éviter les mises en cause intempestives ce qui est la contrepartie d’une indépendance revendiquée. L’indépendance de la magistrature-sauf pour les magistrats du parquet qui dépendent du ministère de la justice(la cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg nous demande de revoir leur statut)-est un serpent de mer qui resurgit à chaque incident et la polémique qui s’en suit. Qu’entend- t- on par indépendance ? Il est acquis que les magistrats ne reçoivent plus d’instructions dans les dossiers  individuels et qu’ils jugent en leur âme et conscience en respectant le droit. On entend aussi parfois que des magistrats refusent d’appliquer telle ou telle loi votée par le parlement en vertu de la majorité au pouvoir, en prétextant qu’elle est liberticide ou contraire aux grands principes de droit ou contre-productive .Ce sont des avis engagés ce qui ne devrait pas exister, même si le juge est un citoyen et qu’il a le droit d’avoir des convictions personnelles. . Le justiciable est choqué d’entendre  un magistrat syndicaliste venir s’exprimer dans les étranges  lucarnes pour dire que lui gardien de la loi ne l’appliquera pas ou pas comme elle est écrite. Je ne parle que pour mémoire de la jurisprudence qui consiste à interpréter la loi ou en combler le vide, qui est parfois orientée par des considérations plus idéologiques que juridiques. Le citoyen a donc le sentiment que le juge est un électron libre, et que le procès peut avoir un résultat aléatoire.
Voici pour la justice au quotidien mais quand survient une affaire qui mobilise l’opinion publique, ou que les médias ont choisi un thème pour faire campagne, le citoyen est encore plus étonné : il ne comprend pas  par exemple dans le cas de Mme jacqueline Sauvage qui a tué son mari  par des coups de fusil dans le dos, comment le président de la république a pu la gracier, en niant le travail  d’études et de réflexion des juges  avec leurs doutes et leurs certitudes, ceux des citoyens jurés qui pendant deux audiences  d’assises dont un appel et ce sont des heures, avaient étudié le dossier pour se forger une intime conviction .Les juges de Mme Sauvage doivent être amers .Ils n’ont pu se tromper.  Ecarter  leur décision c’est leur faire  passer comme message qu’ils n’ont rien compris, mais que le chef de l’Etat a lui, dans sa tour ,solitaire et avec sa science infuse en ne s’occupant que du cas de Mme Sauvage qui est coupable,  une qualité de plus : celle de connaitre le droit et l’âme humaine. Ce n’est pas comme cela que la justice retrouvera un lustre et fera l’admiration du peuple qui n’a pas pour elle beaucoup de considération !

Je ne connais  naturellement  officiellement rien de ce dossier que j’ai suivi à travers la presse qui faisait campagne pour défendre les femmes battues, les violences conjugales ce qui est une cause qui mérite d’être soutenue. La presse fait son métier mais par expérience professionnelle je sais que parfois elle ne relate que ce qui l’intéresse et que ses comptes rendus sont loin de ce qui se dit à l’audience à partir du dossier qu’examinent les juges.  IL faut donc être prudent. J’ai compris que Mme Sauvage se disait être une femme battue depuis des dizaines d’années, avoir supporté un époux violent, tyrannique et alcoolique, ayant abusé de sa femme et de ses filles ce qui est atroce et inhumain,  et que brutalement elle n’a pas pu surmonter d’autres coups et remontrances, a pris un fusil et a tiré dans le dos de son mari, trois fois et l’a tué : c’est un meurtre. Devant la cour d’assises composée de juges professionnels et de simples citoyens –qui comprennent plus les sentiments que le droit a priori- Mme Sauvage a été condamnée. Ses avocates si j’ai bien compris avaient plaidé la légitime défense (ce qui fut une erreur car les conditions de droit n’étaient pas réunies) quitte à en élargir les conditions à une légitime défense « préventive » ou  acceptable et justificative en cas de violences conjugales? Mais si tel  avait été le cas il aurait d’abord fallu que la loi soit changée. La cour d’assises a condamné deux fois, et n’a pas acquitté. On peut donc supposer qu’il y avait dans le dossier suffisamment de faits avérés pour entrainer une condamnation. Les juges (y compris les citoyens du jury) ont fait leur travail , en refusant d’accorder l’absolution à ce qu’ils ont considéré être un geste extrême, violent , volontaire ; ils ont «  modéré » (tout est relatif) la peine en la fixant à 10 ans  et en sachant qu’il y avait des remises de peine possible et la libération conditionnelle,  ce qui veut dire qu’ils ont pris en compte le calvaire de la vie de Mme Sauvage et de ses enfants, par des circonstances atténuantes ce qui me parait légitime. Puis le comité de soutien et la presse se sont déchainés et ont fait pression notamment sur le président de la république .Celui-ci a hésité d’abord (le dossier ne l’avait donc pas convaincu ? en accordant une grâce partielle (qui est un droit personnel n’ayant pas à être motivé alors que le plus petit jugement doit comporter des motifs) pour permettre  à Mme Sauvage de présenter une demande de libération conditionnelle. L’article 17 de la constitution de 1958 indique que le président de la république « a droit de faire grâce à titre individuel ». La grâce doit être demandée par l’intéressé ou son représentant. En application de l’article 19 de la constitution  le décret de grâce doit être signé par la premier ministre et le garde des sceaux. Cette grâce partielle n’a pas permis à Mme Sauvage d’être libérée car le juge d’application des peines a considéré  qu’elle restait dans une posture victimaire  et qu’elle n’avait pas suffisamment conscience de la gravité de son acte .Les bonnes consciences  et les militantes du féminisme  qui se battent contre les violences faites aux femmes (aux hommes aussi ?) ont hurlé au déni de justice et on a vu des flots de larmes envahir les écrans. Comment ne pas être touché et s’apitoyer ? On a dénoncé une justice impitoyable, inhumaine, un droit désuet, des juges aveugles et sourds. Et la fameuse indépendance de la justice qu’en fait-on ? Varie-t-elle selon les circonstances et le cas à défendre ? . On n’avait pas entendu de mêmes bonnes âmes s’indigner des violences faites aux policiers et aux gendarmes par de jeunes « sauvageons » qui veulent tuer du flic, et l’impossibilité pour celui-ci d’évoquer la légitime défense  et de se défendre à armes égales ( un projet de loi améliorant la situation juridique est en cours d’examen  heureusement).  M.Hollande a alors fait acte d’autorité - ce dont il faut se féliciter pour une fois, mais à mauvais escient car le cas concerné n’est pas exemplaire de mon point de vue)- en prononçant une grâce totale. Je pense que le fait qu’il ne soit pas candidat au renouvellement de son mandat présidentiel y est pour quelque chose, car je ne crois pas  qu’il aurait fait acte d’une telle « autorité »contre les magistrats  s’il avait été de nouveau candidat en mai pour incarner la fonction régalienne où il faut incarner la force de la loi et l’autorité de la chose jugée : mais c’est un soupçon personnel et peut être que je médis ?. Qu’en est-il de l’indépendance des magistrats puisque le président efface la peine, donc Mme Sauvage ne fait plus de prison , mais elle reste condamnée ce qui veut dire qu’elle n’est pas innocente. Les magistrats sont vent debout contre la décision du président qui consiste à annuler-sans motifs de droit ou de fait  avérés à part de l’humanisme ce qui est déjà beaucoup- la décision du juge de l’application des peines. Cela rejoint ce que le président avait déclaré aux deux journalistes du Monde qui ont écrit « un président ne devrait pas dire ça. » en estimant que la magistrature était une institution de « lâcheté », de « planqués », de « faux vertueux. »[sic]. Le public ou certains qui ont pris fait et cause pour Mme Sauvage , avec curieusement une partie plutôt démagogique de la classe politique-pourquoi elle d’ailleurs  qui n’a pas dénoncée la condamnation par la cour de justice de la république de Mme Lagarde dans le dossier  du scandaleux M.Tapie qui garde d’ailleurs les sous faramineux qu’il a reçus ?-,  considèrent que le président a bien fait de prononcer une grâce totale et  a allié la justice à l’humanisme ( ce qui ne serait donc pas le cas dans les autres dossiers), tandis que d’autres dénoncent le mépris de l’indépendance des juges  et le permis de se faire justice à soi-même, porte ouverte à n’importe quoi, par la grâce.  Le meurtre peut ainsi être excusé si la « cause » est bonne ou dans l’air du temps et légitimée par une campagne de presse. Nicolas Sarkozy voulait supprimer ce pouvoir de grâce, mais il n’a pas eu le temps de le faire, comme il l’a réalisé pour l’amnistie. Si nous voulons une justice forte, insoupçonnable, libre de dire le droit positif, il ne faut pas que le pouvoir exécutif et en particulier le chef de l’Etat garant des institutions et de l’indépendance de la justice et donc des libertés individuelles,  s’immiscent dans le processus judiciaire  et se substituent aux juges surtout comme pour la cour d’assises quand ce sont des particuliers tirés au sort qui prennent leur rôle avec conscience et responsabilité. Le peuple des assises qui a rendu la justice est ainsi désavoué, au-delà des magistrats.. La justice ne peut être à géométrie variable. Elle doit juger les puissants comme les misérables de la même façon , ceux qui ont un comité de soutien avec la presse comme ceux qui sont seuls, et comprendre tous ceux qui comparaissent en alliant le droit et l’équité. La compassion n’est pas encore un mode de juger et la subjectivité est à écarter. Le droit de grâce doit être supprimé ou en tous les cas limité  pour des causes humainement et objectivement injustes. Sinon chacun estimera que son cas mérite l’absolution et les tribunaux ne serviront à rien. Quelque soit  l’appréciation du chef de l’Etat du bien et du mal, il n’a pas le monopole du cœur  et la maîtrise de ce qui est juste ou non.  Le droit de grâce  qui relève de sa seule décision n’est pas fait pour contourner la justice ou faire comprendre aux juges que leur indépendance est relative puisqu’il y a à l’Elysée un juge suprême. Notre démocratie a besoin d’égalité, et la justice participe à cette nécessité. La fraternité s’impose à tous, juges professionnels ou occasionnels. La liberté des citoyens est de croire en la justice : ne les décevons pas.