La
justice sans les justiciables : un moment provisoire.
Par
Christian Fremaux avocat honoraire.
La crise
sanitaire a des effets secondaires même là où on ne les attend pas. La justice
qui tourne au ralenti depuis des mois n’est pas épargnée alors que la volonté
de faire reconnaitre ses droits, ou d’être jugé en fonction de ce qu’on estime
être sa responsabilité, n’a jamais été aussi forte. Au-delà des procès
médiatiques qui mettent en cause les puissants, politiques souvent, le citoyen
a besoin de savoir que la justice est indépendante de tous les pouvoirs, que la
loi s’applique à tous, et que ceux qui ont commis des fautes -des infractions -
seront poursuivis, on veut dire punis. Car quand la foule réclame justice cela signifie
en pratique pas de présomption d’innocence et condamnation immédiate de ceux
qui sont accusés sans preuve formelle ou sans débat contradictoire surtout
s’ils sont une émanation de l’Etat. Je pense aux forces de l’ordre qui
disposent de la violence légitime, sauf bavures ou abus cela va de soi. Si
on invente ou s’il y a un exemple lointain qui n’a rien à voir pour des raisons
culturelles et historiques ou d’organisation de l’Etat, on amalgame et on hurle
d’autant plus. Les minorités criardes souvent avec l’aide de médias font pression
sur la justice et certains trouvent cela normal, car il faut des boucs
émissaires pour que la cause se justifie. Comme à Rome on baisse le pouce.
Il faut des coupables individuels avérés ou présumés qui paient. Et si on
peut y ajouter un responsable institutionnel, le compte est bon. Tout ceci est dangereux car ce raisonnement
peut conduire à la déstabilisation de la société et à sa fracturation. Mais
c’est une autre histoire comme aurait dit R.Kipling.
L’actualité nous prouve tous les jours que la
soif de justice est grande et que l’injustice réelle ou supposée n’est plus
subie mais revendiquée pour tout expliquer voire excuser. Ainsi la lutte contre
le racisme est un combat juste, mais elle ne doit pas entrainer des
débordements , des violences et pillages et culpabiliser tous les citoyens, et
elle n’existe pas toujours. En effet les causes prétendues sont parfois
discutables et orientées : une victime présumée ne l’est pas forcément
parce qu’elle le dit, et il faut remonter aux faits avant de se prononcer
sur les conséquences qui ne tiennent pas obligatoirement ou systématiquement à
une couleur de peau ou à une détresse sociale. Le bien et le mal sont dans tous
les camps et le raisonnement binaire est trop simpliste. On ne peut écarter les
faits pour faire admettre ce que l’on souhaite, pour prononcer un postulat,
pour faire remonter les responsabilités d’aujourd’hui au passé et aux
comportements de dirigeants ou d’individus d’une ancienne époque, où personne
n’était parfait, jugés à l’aune des critères contemporains. Prenons le cas des
droits de l’homme devenus un dogme extensible dans tous les domaines. Sont-ils toujours universels y compris chez
nous ? Comment les concilier avec le principe de laïcité mis à
mal dans notre société dite multiculturelle, ce qui se discute d’ailleurs
alors que nous sommes dans un cadre républicain et qu’on ne différencie pas les
citoyens qui ont aussi des devoirs, faut-il le rappeler ? L’indignation
vaut- elle raison et est-elle la preuve que c’est la vérité ? Peut -on considérer que les libertés
individuelles doivent s’imposer quoiqu’il arrive dans le cadre de la sécurité
extérieure comme intérieure, et quand il faut protéger la population y compris
contre elle -même dans son intérêt, par exemple d’un ennemi invisible, un virus.
Où placer le curseur pour trouver le bon équilibre entre les grands
principes qui fondent l’état de droit et la république et la nécessité d’une
protection collective ? En outre la justice doit s’adapter à la
conjoncture et aux menaces du moment.
Après les attentats
de 2015 et plus tard les pouvoirs publics ont fait voter une législation
contraignante et des mesures limitant quelque peu des libertés individuelles.
Ce fut globalement admis, à titre provisoire pour une période donnée, mais les
textes n’ont pas disparu et sont entrés dans le droit commun. Après la crise
sanitaire nous avons assisté à une innovation : la justice qui a repris
lentement ses activités avec masques mais sans justiciables. Pour obtenir une
décision les délais étaient déjà longs dans le cours ordinaire. Ils vont être
désormais sans fin compte tenu des retards pris dans ces conditions nouvelles !
On a demandé
à ceux qui travaillent dans l’entreprise ou aux enseignants, de faire un
maximum de télétravail et de ne pas se déplacer. En raison de moyens
matériels inexistants pour ce faire les magistrats et les greffiers n’ont pu
travailler sauf pour les urgences notamment touchant aux détentions, et ils
sont restés confinés chez eux, comme les avocats qui n’avaient plus le droit
d’aller à leur cabinet et qui de toutes les façons ne pouvaient utiliser le
RPVA (réseau virtuel pour le dépôt des conclusions et échange de pièces entre
avocats et magistrats) faute d’interlocuteurs dans les palais de justice. Pour
éviter un immobilisme total dans des tribunaux et cours fermés, l’exécutif a
pris des mesures par décret jusqu’à la fin de l’année a priori qui consistent à
tenir des procès à distance, par dépôt des dossiers, donc sans audience
publique, sans interrogatoire ou présence des parties quand la procédure est orale,
sans plaidoirie des avocats, et hors l’existence physique des juges. C’est un
bouleversement de la pratique de la justice même si c’était déjà la
tendance. Des textes avaient été préparés et votés bien avant la crise malgré
l’opposition des avocats notamment. Depuis le début 2020 la procédure civile a été
changée. Devant ce qui est le tribunal judiciaire- ancien TGI - la loi
prescrit désormais de déposer les dossiers. L’avocat peut demander de plaider
c’est à dire de fournir des observations mais ces affaires ne sont pas
prioritaires. La crise sanitaire a accentué ces modalités qui ne doivent pas
devenir définitives. Cette méthode existe depuis très longtemps devant les
tribunaux administratifs où les juges se prononcent sur les mémoires écrits et
les pièces échangés entre les parties. L’audience dite de plaidoirie sert
surtout à entendre les conclusions du rapporteur public qui rappelle le droit
sur un dossier donné.
Quand la
procédure est juridiquement et officiellement orale comme devant les conseils
de prud’homme l’audience de plaidoirie est fondamentale, et les parties sont
invitées à comparaitre pour être éventuellement interrogées par les conseillers
qui jugent en droit et en équité. La substantifique moelle d’un dossier ne se
circonscrit pas à des écrits et à des documents : l’homme /la femme
sont parties prenantes à la solution. L’audience est donc essentielle.
Naturellement
en droit pénal, on ne concevrait pas un débat devant le tribunal correctionnel
ou la cour d’assises sans présence des parties et interrogatoire verbal :
aurait- on pu juger MM. Cahuzac ou Balkany, ou l’assassin d’Ilian Halimi ou M.
Merah, ou les responsables des victimes du médiator… (liste non exhaustive) sans
qu’ils puissent s’exprimer et sans que les ténors du barreau démontrent leur
talent qui peut changer la donne sur une audience publique ? Le décorum de la salle d’audience fait pour
intimider et montrer la solennité de l’évènement et l’importance de la décision
rendue en toute transparence, motivée, individualisée d’où l’opinion publique
doit être exclue, au nom du peuple français, compte aussi beaucoup. Un
justiciable a besoin de voir ses juges, les soupeser, les craindre éventuellement
les maudire parfois, mais aussi de comprendre ce que la justice représente dans
sa symbolique pour l’exemple, pour la portée juridique et non morale de ses
jugements qui doivent aller au-delà de la personne concernée, et grandir tant
les victimes que les coupables, ou trancher en toute objectivité un conflit. Souvent un tribunal fait deux
mécontents : celui qui a gagné mais pas assez, et celui qui a perdu ce
qu’il pense être injuste. En matière pénale le condamné reconnu
objectivement coupable doit « admettre » la sanction ou du moins
considérer qu’elle est adaptée à son cas, sinon cela ne sert à rien ni pour la
société ni pour lui. Mission difficile reconnaissons-
le.
S’il n’y a
plus d’audience publique et plus de débat tout ceci disparait, et on n’aura plus
confiance dans la justice qui est déjà très décriée alors que son rôle est
fondamental dans un état de droit, et que l’on demande aux juges de régler des
problèmes que le parlement a évité de discuter, ou qui font polémiques, ou qui
étaient imprévus. Cela va être le cas avec la crise sanitaire où des victimes
vont essayer de trouver des coupables au plus haut niveau politique et
administratif possible. Le procureur de la république de paris vient d’ouvrir
une information judiciaire sur la gestion de la crise.
La justice
ne peut se passer des justiciables. Ni les facilités du numérique ni les
algorithmes de la justice prédictive ne peuvent remplacer les éclats de voix,
les échanges contradictoires, les émotions, dans un cadre approprié, avec les
juges portant les insignes de leurs fonctions, robes noires ou rouges ou
médailles. La justice sans audiences est à la vérité judiciaire ce que sont les
fakes news à l’information vérifiée. L’homme/la femme a besoin d’être considéré
comme la seule querelle qui vaille pour sortir d’une société anonyme,
technologisée et mondialisée. Un monde
d’experts dans leurs bureaux ou tours d’ivoire n’a pas d’avenir .Je suis certain que les
magistrats sont d’accord. Mettons fin au
plus vite à l’état d’urgence sanitaire et revenons à la justice d’antan, qui
certes a besoin d’être modernisée car on a la justice que l’on mérite si on ne
s’en donne pas les moyens, mais qui est indispensable dans cette soif de
transparence, de démocratie participative, et d’égalité en droit.
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