L’état de droit est-il incompatible avec la
fermeté ?
Par Christian Fremaux avocat
honoraire.
Plus jamais
cela, c’est inadmissible, intolérable, inouï… Il n’y a plus assez de qualificatif
et on manque de vocabulaire pour s’indigner quand un fait divers nous touche au
plus profond de notre être, au plus fort de nos convictions et que nous sommes
de tout cœur avec la ou les victimes comme ce professeur qui a été décapité
pour avoir fait son travail et avoir suivi le programme de l’éducation
nationale. Et alors même que nous sommes dans le procès de ceux qui ont permis
les attentats contre Charlie Hebdo : la justice ne sert -elle à rien
même pas d’intimidation puisque un
terroriste s’est servi il y a quelques
semaines d’un couteau de boucher pour attaquer ce qu’il croyait être des
journalistes, et qu’un autre dans l’escalade de l’ ignominie s’est déplacé
spécialement de très loin pour venir froidement trancher la tête d’un
professeur qu’il ne connaissait pas, sans
rien savoir de la réalité de son cours, un enseignant de ceux qui transmettent les connaissances qui
ouvrent les esprits et qui nous apprennent à devenir des adultes responsables.
Et tout ceci au nom de leur dieu ! au prétexte d’un prétendu blasphème sans même craindre
d’être arrêté et d’être condamné à vie? La justice française : même pas
peur !
Désormais il
ne se passe pas un jour sans qu’un évènement- au-delà du fait divers criminel- nous
perturbe qu’il soit seulement relativement mineur et porte atteinte à notre
savoir vivre ensemble dans la laïcité avec la volonté de fracturer le pacte
républicain (avec le voile comme affichage, dans les cantines, la non- mixité, l’impossibilité
de parler de certains sujets à l’école…) ou qu’il s’agisse d’un assassinat de sang- froid, prémédité ,organisé et revendiqué
qui nous sidère et nous prouve que le
mal ou la barbarie sont arrivés chez
nous qui nous croyions quelque peu protégés par nos lois, nos traditions, nos
valeurs, notre fraternité, notre
conscience de l’homme tourné vers le bien et notre civilisation. France
toujours mère des armes, des arts et des lois, terre de l’humanisme, de
Voltaire, de Hugo, des droits de l’homme et du citoyen, mais on veut nous
démontrer que d’un seul coup nous avons tout faux.
L’improbable
peut donc survenir même si l’on est persuadé que la France est une démocratie
généreuse qui accueille, intègre, regroupe dans la tolérance, accepte aussi ce
qu’elle n’aime pas, cherche à convaincre du bienfait de ses choix de vie, mais
n’imagine pas que la haine puisse surgir pour des motifs personnels que l’on estime
infondés et hors de notre réflexion et de nos coutumes. Et l’on continue les
marches blanches où se côtoient gens de cœur et compassionnels sincères, avec ceux qui récupèrent et croient profiter
de l’occasion pour développer leur commerce électoral, sans compter ceux qui toute honte bue sont aussi complices intellectuellement des actes par leurs silences,
leurs petits accommodements, ou leurs explications alambiquées souvent au nom des libertés,
de l’inégalité et des contraintes sociales de ceux qui seraient victimes de la
société, ou du fourre-tout « pas
d’amalgame »pour éviter de nommer ce qui ne
va pas et par qui, voire du racisme
et d’une phobie que l’on imagine chez les autres .On fait des grands discours, on s’épanche dans les
médias sans proposer la moindre solution concrète, on dit que cela ne doit pas recommencer, et on
épuise les salives et les larmes puis on rentre bonnement chez soi… jusqu’à ce
qu’une dernière atrocité nous fige dans la stupeur. Là on reste en réalité muet sous un flot de paroles , car
comment caractériser et dénoncer l’horreur puisqu’il ne faut stigmatiser personne,
ne pas provoquer en réaction de la
violence si on est virulent pour
critiquer ? Mais on ne peut se coucher dès qu’un ressentiment ou une
objection se manifestent ! Comment
protéger tout à chacun qui ne demande rien et qui n’a jamais provoqué quiconque
et qui s’auto- censure pour ne pas en rajouter, comment écarter tous les
dangers qui menacent tout citoyen, tout innocent qui est à la merci de
n’importe qui, d’un mineur qui a dû être manipulé, d’un adulte forcément
perturbé, d’un parent d’élève d’un clan, d’un groupe, d’un Etat, … comment
faire pour arrêter cette escalade sanglante qui n’en finit plus ?
A chaque
fois que des responsables politiques aux affaires essaient de trouver une mesure qui va naturellement dans le sens
de plus de sévérité ou de protection collective on entend toujours les mêmes
qui crient au respect des libertés publiques et individuelles, récusent par avance des lois qui seraient liberticides, affirment qu’il ne faut pas cerner
telle ou telle composante de notre société qui doit généreusement s’ouvrir à
tous les malheureux et persécutés, et qui
prétendent que l’état de droit s’oppose
à des décisions préventives ou à des contraintes plus fortes. Et que les
tribunaux annuleront tout texte qui ne respecterait pas ce que les pères
fondateurs de 1789 n’ont d’ailleurs jamais écrit, mais que la jurisprudence qui
n’est pas coulée dans le marbre permet de considérer comme anticonstitutionnel
ou illégal. Qu’en savent-ils, allons-nous à vie refuser de rendre les coups et
surtout de se prémunir contre les agressions ce qui serait de la lâcheté et
la preuve de notre faiblesse ? Est-ce bien le cas ? La sécurité
exclut- elle ipso facto la liberté ou des restrictions ciblées sur
certains ? N’avons-nous pas le droit d’écarter ceux qui nous
attaquent ? Ne peut-on innover ?
Comme il n’est pas utile d’hurler avec les
loups ou les justes indignés ce qui n’apporte rien abordons le sujet par un
biais fondamental : le droit. Dans
une guerre- car on nous l’a déclarée que l’on le veuille ou non- ne peut-on pas
prendre des mesures drastiques tout en conservant un fonctionnement démocratique
avec les libertés publiques sous le contrôle de nos magistrats tant judiciaires
qu’administratifs ? Faut -il continuer à se disputer sur le sexe des anges, à couper
les grands principes en 4, à considérer que les droits de l’homme sont compris
comme nous par les autres, à penser qu’affirmer la laïcité qui est une liberté
de croire ou de ne pas croire et non une interdiction sera suffisant si on
l’explique mieux à ceux qui la rejettent et ne veulent pas la comprendre ou
l’admettre y compris par la discrétion
dans l’espace public car la neutralité de l’Etat n’est pas le seul critère ?
Faut-il fermer les yeux et de ne pas s’inquiéter des exigences de minorités qui
sont des avancées incessantes dans le moindre détail de la vie quotidienne ce qui
nous déstabilise ?
On écrit état de droit avec un petit e car l’Etat
est le léviathan qui n’est pas le maître. Mais on lit souvent Etat de droit avec
un grand E. Il nous gouverne avec sa haute administration - le pouvoir profond -
de très grande qualité qui reste quand les politiques changent, mais n’a pas de
droits personnels en matière de sûreté et de valeurs notamment. L’Etat est
soumis aux règles de droit comme un individu. C’est le contraire du pouvoir
arbitraire mais il ne lui est pas interdit d’être fort. L’Etat de droit a
été défini par le juriste autrichien Hans Kelsen au début du 20 ème
siècle : c’est « un Etat dans lequel les normes juridiques sont
hiérarchisées de telle sorte que sa puissance se trouve limitée ». L’Etat
est au service du peuple qui peut exiger et obtenir ce qu’il souhaite et
vouloir vivre dans la civilisation qu’il a choisie, sans s’en faire
imposer une autre. L’Etat a aussi le devoir de protéger les citoyens donc de
faire voter des législations en ce sens. Il doit essayer de précéder les difficultés
et ne pas réagir insuffisamment alors que les risques sont connus. Le principe constitutionnel de précaution
doit être étendu à d’autres domaines que l’environnement ou la santé : une
vie humaine paisible immédiate ne vaut-elle pas au moins autant que le sort
lointain de la planète ou l’absence recherchée de maladies même si tout est
lié et qu’il faut s’en occuper conjointement ? La priorité est d’abord la
tranquillité qui permet d’envisager plus sereinement l’avenir.
Les élites qui doutent ou celles qui le sont
de façon auto- proclamées sans aucune légitimité, les adeptes de la bien-
pensance et de l’émotion qui ne s’assimilent pas au progrès et ne détiennent
pas la vérité n’ont pas à interdire au nom de ce qu’elles pensent ou qu’elles
croient bon, et à crier à titre préventif que ce n’est pas possible. Sinon
baissons les bras et ne nous lamentons plus.
L’état de
droit dont les conditions sont des élections libres, la séparation des pouvoirs
,la hiérarchie des normes, l’égalité
devant la loi, le respect des droits fondamentaux de l’individu, la laïcité qui
est une spécificité française, une
justice indépendante l’ensemble formant
avec ses valeurs qui viennent de
loin avec raison et justifications ce qui est la démocratie dans une république,
permet de prendre des dispositions
légales puissantes qui préservent les libertés du plus grand nombre et de
prévenir les actes les plus odieux. Il motive le refus des revendications les
plus incompatibles avec notre art de vivre. Il donne du réconfort et de
l’espoir aux citoyens qui veulent vivre en paix et savent de quoi sera fait le
futur. C’est rassurant. Comme d’habitude on criera au fascisme ou au totalitarisme rampant car on n’a pas peur des
mots en isme qui ne correspondent en rien à notre époque en France. On aime se
donner des frissons et des excuses pour ne rien faire. Pas de vagues sauf la 2ème
du covid !
Mais chacun constate que nos ennemis utilisent
nos armes légales et notre état de droit pour les retourner contre nous. Soyons courageux dans notre propre intérêt. Ne
renonçons pas sans combattre, essayons l’union et faisons-nous confiance.
Prenons les mesures coercitives qui s’imposent, une loi pouvant toujours être
annulée dans l’avenir par une autre si les conditions ont changé sans pour
autant créer un état d’urgence ou d’exception sans oublier de s’appuyer sur la
morale et le bon sens ce qui fait largement défaut à ceux qui voient l’abandon
des libertés en tout et le pire à nos portes intérieures. Nos éminents juristes
du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation sous l’œil attentif des sages du
conseil constitutionnel savent faire d’autant plus qu’ils n’ont pas à se
substituer aux politiques. L'autorité n’exclut ni l’empathie ni la lucidité ni l’audace nécessaire.
Il faut savoir ce que l’on veut et sortir
de ce cercle vicieux. Je l’avoue : je préfère viser et perturber quelques
individus et groupements sous le contrôle des tribunaux, que de laisser des
millions de citoyens aux prises des périls qui sont avérés. La fermeté d’ailleurs toute relative par
rapport à d’autres pays ou démocraties moins scrupuleux est compatible avec
l’état ou l’Etat de droit. Reprenons le
slogan de mai 68 : « soyons réalistes demandons l’impossible »
et surtout agissons.
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