mercredi 21 octobre 2020

L'état de droit est-il incompatible avec la fermeté?

 

           L’état de droit est-il incompatible avec la fermeté ?

              Par Christian Fremaux avocat honoraire.

Plus jamais cela, c’est inadmissible, intolérable, inouï… Il n’y a plus assez de qualificatif et on manque de vocabulaire pour s’indigner quand un fait divers nous touche au plus profond de notre être, au plus fort de nos convictions et que nous sommes de tout cœur avec la ou les victimes comme ce professeur qui a été décapité pour avoir fait son travail et avoir suivi le programme de l’éducation nationale. Et alors même que nous sommes dans le procès de ceux qui ont permis les attentats contre Charlie Hebdo : la justice ne sert -elle à rien  même pas d’intimidation puisque  un terroriste s’est servi  il y a quelques semaines d’un couteau de boucher pour attaquer ce qu’il croyait être des journalistes, et qu’un autre dans l’escalade de l’ ignominie s’est déplacé spécialement de très loin pour venir froidement trancher la tête d’un professeur qu’il ne connaissait pas,  sans rien savoir de la réalité  de son cours, un enseignant  de ceux qui transmettent les connaissances qui ouvrent les esprits et qui nous apprennent à devenir des adultes responsables. Et tout ceci au nom de leur dieu !  au prétexte d’un prétendu blasphème sans même craindre d’être arrêté et d’être condamné à vie? La justice française : même pas peur !

Désormais il ne se passe pas un jour sans qu’un évènement- au-delà du fait divers criminel- nous perturbe qu’il soit seulement relativement mineur et porte atteinte à notre savoir vivre ensemble dans la laïcité avec la volonté de fracturer le pacte républicain (avec le voile comme affichage, dans les cantines, la non- mixité, l’impossibilité de parler de certains sujets à l’école…)   ou qu’il s’agisse d’un assassinat  de sang- froid, prémédité ,organisé et revendiqué qui nous sidère et nous prouve que  le mal ou la barbarie sont  arrivés chez nous qui nous croyions quelque peu protégés par nos lois, nos traditions, nos valeurs, notre fraternité,  notre conscience de l’homme tourné vers le bien et notre civilisation. France toujours mère des armes, des arts et des lois, terre de l’humanisme, de Voltaire, de Hugo, des droits de l’homme et du citoyen, mais on veut nous démontrer que d’un seul coup nous avons tout faux.

L’improbable peut donc survenir même si l’on est persuadé que la France est une démocratie généreuse qui accueille, intègre, regroupe dans la tolérance, accepte aussi ce qu’elle n’aime pas, cherche à convaincre du bienfait de ses choix de vie, mais n’imagine pas que la haine puisse surgir pour des motifs personnels que l’on estime infondés et hors de notre réflexion et de nos coutumes. Et l’on continue les marches blanches où se côtoient gens de cœur et  compassionnels sincères,  avec ceux qui récupèrent et croient profiter de l’occasion pour développer leur commerce électoral,  sans compter  ceux  qui  toute honte bue  sont aussi complices  intellectuellement des actes par leurs silences, leurs petits accommodements,  ou leurs explications  alambiquées souvent au nom des libertés, de l’inégalité et des contraintes sociales de ceux qui seraient victimes de la société, ou  du fourre-tout « pas d’amalgame »pour éviter de nommer ce qui ne  va pas et par qui, voire du racisme  et d’une phobie que l’on imagine chez les autres .On fait  des grands discours, on s’épanche dans les médias sans proposer la moindre solution concrète,  on dit que cela ne doit pas recommencer, et on épuise les salives et les larmes puis on rentre bonnement chez soi… jusqu’à ce qu’une dernière atrocité nous fige dans la stupeur. Là on reste  en réalité muet sous un flot de paroles , car comment caractériser et dénoncer l’horreur puisqu’il ne faut stigmatiser personne, ne pas provoquer en réaction  de la violence si on est  virulent pour critiquer ? Mais on ne peut se coucher dès qu’un ressentiment ou une objection se manifestent !  Comment protéger tout à chacun qui ne demande rien et qui n’a jamais provoqué quiconque et qui s’auto- censure pour ne pas en rajouter, comment écarter tous les dangers qui menacent tout citoyen, tout innocent qui est à la merci de n’importe qui, d’un mineur qui a dû être manipulé, d’un adulte forcément perturbé, d’un parent d’élève d’un clan, d’un groupe, d’un Etat, … comment faire pour arrêter cette escalade sanglante qui n’en finit plus ?

A chaque fois que des responsables politiques aux affaires essaient de trouver  une mesure qui va naturellement dans le sens de plus de sévérité ou de protection collective on entend toujours les mêmes qui crient au respect des libertés publiques et individuelles,  récusent par avance  des  lois qui seraient  liberticides, affirment qu’il ne faut pas cerner telle ou telle composante de notre société qui doit généreusement s’ouvrir à tous les malheureux et persécutés,  et qui prétendent que l’état de  droit s’oppose à des décisions préventives ou à des contraintes plus fortes. Et que les tribunaux annuleront tout texte qui ne respecterait pas ce que les pères fondateurs de 1789 n’ont d’ailleurs jamais écrit, mais que la jurisprudence qui n’est pas coulée dans le marbre permet de considérer comme anticonstitutionnel ou illégal. Qu’en savent-ils, allons-nous à vie refuser de rendre les coups et surtout de se prémunir contre les agressions ce qui serait de la lâcheté et la preuve de notre faiblesse ? Est-ce bien le cas ? La sécurité exclut- elle ipso facto la liberté ou des restrictions ciblées sur certains ? N’avons-nous pas le droit d’écarter ceux qui nous attaquent ?  Ne peut-on innover ?

 Comme il n’est pas utile d’hurler avec les loups ou les justes indignés ce qui n’apporte rien abordons le sujet par un biais fondamental : le droit.  Dans une guerre- car on nous l’a déclarée que l’on le veuille ou non- ne peut-on pas prendre des mesures drastiques tout en conservant un fonctionnement démocratique avec les libertés publiques sous le contrôle de nos magistrats tant judiciaires qu’administratifs ? Faut -il continuer à se disputer sur le sexe des anges, à couper les grands principes en 4, à considérer que les droits de l’homme sont compris comme nous par les autres, à penser qu’affirmer la laïcité qui est une liberté de croire ou de ne pas croire et non une interdiction sera suffisant si on l’explique mieux à ceux qui la rejettent et ne veulent pas la comprendre ou l’admettre y compris  par la discrétion dans l’espace public car la neutralité de l’Etat n’est pas le seul critère ? Faut-il fermer les yeux et de ne pas s’inquiéter des exigences de minorités qui sont des avancées incessantes dans le moindre détail de la vie quotidienne ce qui nous déstabilise ?

 On écrit état de droit avec un petit e car l’Etat est le léviathan qui n’est pas le maître. Mais on lit souvent Etat de droit avec un grand E. Il nous gouverne avec sa haute administration - le pouvoir profond - de très grande qualité qui reste quand les politiques changent, mais n’a pas de droits personnels en matière de sûreté et de valeurs notamment. L’Etat est soumis aux règles de droit comme un individu. C’est le contraire du pouvoir arbitraire mais il ne lui est pas interdit d’être fort. L’Etat de droit a été défini par le juriste autrichien Hans Kelsen au début du 20 ème siècle : c’est « un Etat dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance se trouve limitée ». L’Etat est au service du peuple qui peut exiger et obtenir ce qu’il souhaite et vouloir vivre dans la civilisation qu’il a choisie, sans s’en faire imposer une autre. L’Etat a aussi le devoir de protéger les citoyens donc de faire voter des législations en ce sens. Il doit essayer de précéder les difficultés et ne pas réagir insuffisamment alors que les risques sont connus.  Le principe constitutionnel de précaution doit être étendu à d’autres domaines que l’environnement ou la santé : une vie humaine paisible immédiate ne vaut-elle pas au moins autant que le sort lointain de la planète ou l’absence recherchée de maladies même si tout est lié et qu’il faut s’en occuper conjointement ? La priorité est d’abord la tranquillité qui permet d’envisager plus sereinement l’avenir.

 Les élites qui doutent ou celles qui le sont de façon auto- proclamées sans aucune légitimité, les adeptes de la bien- pensance et de l’émotion qui ne s’assimilent pas au progrès et ne détiennent pas la vérité n’ont pas à interdire au nom de ce qu’elles pensent ou qu’elles croient bon, et à crier à titre préventif que ce n’est pas possible. Sinon baissons les bras et ne nous lamentons plus.

L’état de droit dont les conditions sont des élections libres, la séparation des pouvoirs ,la hiérarchie des normes,  l’égalité devant la loi, le respect des droits fondamentaux de l’individu, la laïcité qui est une spécificité française,  une justice indépendante l’ensemble formant  avec ses valeurs  qui viennent de loin avec raison et justifications ce qui est la démocratie dans une république,  permet de prendre des dispositions légales puissantes qui préservent les libertés du plus grand nombre et de prévenir les actes les plus odieux. Il motive le refus des revendications les plus incompatibles avec notre art de vivre. Il donne du réconfort et de l’espoir aux citoyens qui veulent vivre en paix et savent de quoi sera fait le futur. C’est rassurant. Comme d’habitude on criera au fascisme ou au  totalitarisme rampant car on n’a pas peur des mots en isme qui ne correspondent en rien à notre époque en France. On aime se donner des frissons et des excuses pour ne rien faire. Pas de vagues sauf la 2ème du covid !

 Mais chacun constate que nos ennemis utilisent nos armes légales et notre état de droit pour les retourner contre nous.  Soyons courageux dans notre propre intérêt. Ne renonçons pas sans combattre, essayons l’union et faisons-nous confiance. Prenons les mesures coercitives qui s’imposent, une loi pouvant toujours être annulée dans l’avenir par une autre si les conditions ont changé sans pour autant créer un état d’urgence ou d’exception sans oublier de s’appuyer sur la morale et le bon sens ce qui fait largement défaut à ceux qui voient l’abandon des libertés en tout et le pire à nos portes intérieures. Nos éminents juristes du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation sous l’œil attentif des sages du conseil constitutionnel savent faire d’autant plus qu’ils n’ont pas à se substituer aux politiques.  L'autorité n’exclut ni l’empathie ni la lucidité ni l’audace nécessaire.

 Il faut savoir ce que l’on veut et sortir de ce cercle vicieux. Je l’avoue : je préfère viser et perturber quelques individus et groupements sous le contrôle des tribunaux, que de laisser des millions de citoyens aux prises des périls qui sont avérés.  La fermeté d’ailleurs toute relative par rapport à d’autres pays ou démocraties moins scrupuleux est compatible avec l’état ou l’Etat de droit.  Reprenons le slogan de mai 68 : « soyons réalistes demandons l’impossible » et surtout agissons.  

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