jeudi 13 février 2020

Attaquer l'Etat est -ce bien raisonnable?


Attaquer l’Etat en justice est-ce bien raisonnable ?
               Par Christian Fremaux avocat honoraire.
Dans les Misérables Victor Hugo fait dire à Gavroche qui se meurt : « je suis tombé par terre c’est la faute à Voltaire, le nez dans le ruisseau c’est la faute à Rousseau ». Désormais tout est de la faute lourde de l’Etat et plus personne ne veut en outre assumer les conséquences de ses actes. On n’a que des droits pas des devoirs, et il fait trouver un responsable, pas forcément un bouc-émissaire quoique c’est plus facile, mais celui ou celle dont l’erreur, l’action ou l’inaction ont conduit à un désastre avéré ou prévisible. Attaquer l’Etat est la dernière tendance furieuse d’autant plus qu’avec lui on ne risque rien, ce n’est pas lui qui va déposer plainte en dénonciation calomnieuse ou demander des dommages -intérêts si la procédure est abusive. Et les médias aiment bien que l’on assigne le plus puissant bien qu’anonyme de la société.
L’impunité ou l’impuissance ne sont  plus tolérées qu’il s’agisse de faits graves dans les guerres par exemple (nos militaires sont aussi dans le collimateur) ou dans les affrontements sociaux ( on dénonce les violences policières pas celles des manifestants)  ou que l’on critique les conséquences de situations qui ne sont pas gérées avec des résultats (la violence) ou insuffisamment (le climat), ou de décisions qui n’ont pas un effet immédiat (la transition écologique) , ou de manquements individuels quelles que soient les bonnes ou mauvaises raisons invoquées. La justice est sommée de se prononcer entre des injonctions contradictoires. On demande aux juges de trancher toutes les difficultés de la société alors que la justice est très controversée par ailleurs : comprenne qui pourra.
 La formule ancienne de « responsable mais pas coupable » est haïe car il faut forcément que quelqu’un ou le représentant d’un symbole assume, vienne demander pardon ou fasse acte de repentance, et à défaut l’Etat reste l’interlocuteur tout désigné. Le silence ou l’inertie de tout dirigeant sont pires qu’un crime c’est une faute. On exige la transparence et on veut décréter un monde de vertu, ce qui historiquement parlant peut conduire à des dérives autoritaires on le sait. On veut créer avec l’aide involontaire ou orientée des réseaux sociaux, des tribunaux et de la morale ambiante une société parfaite donc ouverte, sans racisme, sans discrimination, sans genre, sans passé colonial ou autre, sans méchanceté institutionnelle ou personnelle, où tout le monde doit être beau et bon, gentil et fraternel, aimer la nature et les animaux, ce qui relève de l’utopie mais c’est l’air du temps. On n’hésite plus à saisir la justice quand on estime unilatéralement que rien n’avance ou que c’est lent : l’Etat est l’ultime adversaire.
La faute lourde ou grave ou inexcusable on la connait en droit du travail : les conseils de prud’homme notamment en jugent quotidiennement. On peut trainer l’Etat devant la justice administrative pour divers motifs de droit. La jurisprudence est établie depuis longtemps. Ce contentieux est très important dans tous les domaines et les particuliers n’hésitent plus à contester telle décision du maire et de la commune et des élus en général, du préfet, du président de département ou de région, de l’Etat, de l’hôpital, du professeur qui brimerait l’enfant, de l’école où se passent des évènements graves, dans la fonction publique… et de tous les services publics. Car nous sommes un peuple formidable et sûr de lui : chacun d’entre nous sait ce qu’il faut faire, ce que les responsables doivent prendre comme décisions, et s’ils ne le font pas en négligeant la vox populi ils sont responsables. Si de surcroit ils répondent non à une demande individuelle c’est le procès assuré car l’individu ne peut qu’avoir raison : le doute, celui qui prouverait qu’il a tort ne l’effleure même pas.
 Pour s’en prendre à l’Etat directement on peut aller aussi devant les tribunaux judiciaires mais uniquement en cas de faute lourde.
L’actualité va illustrer mes propos par quelques exemples que j’ai choisis arbitrairement et qui ne sont pas exhaustifs car il y en a beaucoup pour tous sujets secondaires comme importants certains étant dramatiques ce qui ne se discute pas et on partage la douleur de ceux qui subissent. 
Examinons encore le tribunal administratif où l’on juge la faute de service et la faute personnelle détachable du service.  Quatre ONG-dont une est dirigée par Mme Duflos l’ancienne excellente dirigeante et ministre des verts- ont saisi la justice administrative d’un recours contre l’Etat en matière de réchauffement climatique pour dénoncer son manque de réactivité malgré les engagements internationaux pris, peu important le coût social et financier. Cette procédure est dénommée modestement « l’affaire du siècle » comme si c’était la seule priorité et qu’il fallait tout abandonner pour se consacrer au climat et faire droit à ce que pensent des militants.
Dans le cas récent de la petite fille prénommée Vanille placée dans une famille, tuée par sa mère qui était en proie à des troubles psychiatriques sévères et qui néanmoins a bénéficié du droit de prendre librement sa fille deux jours, qui va-t-on incriminer, quel service public défaillant?  
Examinons ensuite le tribunal judiciaire l’ex-TGi depuis le 1er janvier 2020. Selon le code de l’organisation judiciaire le déni de justice (par exemple des délais trop longs pour juger) avec la faute lourde sont les deux cas d’ouverture d’une action en responsabilité contre l’Etat. La cour de cassation a précisé la notion de faute lourde par arrêt du 23 février 2001 : « c’est toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi ». La définition est extensive la justice proprement dite n’étant pas seule en cause, tous les services de l’Etat étant concernés.  L’Etat qui a un avocat est défendu et représenté par l’agent du trésor car la procédure se termine généralement par une éventuelle condamnation à des dommages -intérêts. Donnons des exemples : la sœur d’une victime de féminicide a attaqué l’Etat pour faute lourde.  Elle estime que la police saisie n’est pas intervenue assez vite et que le contrôle judiciaire imposé par un juge à l’assassin n’était pas assez sévère. On a aussi Mediapart qui a assigné l’Etat pour faute lourde après la tentative de perquisition dans ses locaux. On a parfois les contrôles d’identité discriminatoires et systématiques de jeunes par des policiers…Les juges apprécient au cas par cas s’il y a faute lourde ou non.
L’Etat peut aussi être poursuivi par une juridiction internationale. La cour européenne des droits de l’homme qui dépend du conseil de l’Europe et siège à Strasbourg vient d’accepter la requête de parents qui ont vu leur jeune fille partir en Syrie, y avoir des enfants, être blessée, être retenue au Kurdistan et contestent le fait que l’Etat français refuse de les rapatrier notamment celle que l’Etat considère être une djihadiste. Le Conseil d’Etat en 2019 a jugé que c’était une prérogative diplomatique de la France de dire oui ou non et pas une obligation de juridiction. On en discute y compris au sein du gouvernement.
On voit donc que l’Etat est le responsable de tout et son contraire en dernier ressort, et que la responsabilité personnelle de l’individu ne compte plus. Or l’Etat c’est nous c’est l’ensemble des citoyens qui paient leurs impôts, votent, sont pacifiques et tolérants, ont besoin de travail, de sécurité et de calme, avec le renforcement de leurs valeurs républicaines et qui font ce qu’ils peuvent pour résoudre collectivement les problèmes qui sont posés à la société. On entend les cris de rage et de désespoir mais à vouloir faire condamner l’Etat -sauf préjudices avérés et fautes incontestables- c’est se tirer une balle dans le pied. La justice existe pour réguler la vie en société, pas pour moraliser et faire que l’émotion et la bonne conscience dirigent la raison.

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