Vie privée et surf au travail :
droits et libertés.
Par Christian Fremaux avocat
honoraire et élu local.
L’Europe
sert à quelque chose au moins en fixant des règles de droit qui concernent tous
les Etats de l’Union européenne. Une partie de la presse s’est enthousiasmée
pour un arrêt de la grande chambre de la
cour européenne des droits de l’homme qui siège à Strasbourg et dépend du
conseil de l’Europe et non de l’U.E., en
date du 5 septembre 2017 - M. BARBULESCU c / la ROUMANIE requête n°61496/08-
qui s’est prononcée sur les conditions du travail dans l’entreprise et le droit
ou non de l’employeur de surveiller
l’utilisation d’internet pendant le temps de travail d’ un salarié surfant dans
son propre intérêt , et la compatibilité du contrôle du patron avec la
vie privée de son salarié. Il faut cependant nuancer l’enthousiasme car l’arrêt
est équilibré dans ses motivations et
n’autorise pas n’importe quoi au salarié au nom des libertés et de sa vie
privée, et n’interdit pas à l’employeur d’édicter des règles restrictives et de
sanctionner tout abus, ne serait ce qu’en matière de sécurité ou d’organisation de l’entreprise ou pour parer
à des virus, des chevaux de Troie, un risque dangereux… et parce que si toute
peine mérite salaire, un emploi est fait
pour … travailler !
Le cas
d’espèce est classique et concerne beaucoup de travailleurs y compris en
France, et permet au passage de
revisiter la procédure pour saisir la cour européenne, et les délais pour aboutir à une décision.
Un ingénieur
roumain M.Barbulescu a été licencié par son entreprise pour avoir utiliser la messagerie professionnelle à des fins privées, malgré l’interdiction du
règlement intérieur qui prévoyait : « il est strictement
interdit…d’utiliser les ordinateurs, les photocopieurs, les téléscripteurs ou
les télécopieurs à des fins personnelles ». Ce document était connu de M.Barbulescu
qui l’avait signé. Le règlement
intérieur ne comportait cependant aucune
mention expresse relative à la
possibilité pour l’employeur de surveiller les communications de ses employés .L’employeur
avait demandé à son salarié de créer un compte yahoo messenger pour répondre
aux demandes des clients, sans savoir que le salarié avait déjà créé un compte
yahoo personnel, sans le signaler à son patron.
La procédure
interne commença. Par un jugement du 7 décembre 2007 le tribunal départemental de Roumanie (ce qui
doit être notre conseil de prud’homme)
approuva la liberté du licenciement et son bien fondé en validant la surveillance du compte yahoo messenger qui
aurait révélé que le salarié s’en
servait à des fins personnelles pour échanger avec son frère et sa fiancée. En
s’appuyant sur un arrêt Copland c/
Royaume uni (n°62717/00) M.Barbulescu estimait que les communications
par téléphone ou courrier électronique qu’un employé passe depuis son poste de
travail sont couvertes par les notions
de correspondance et vie privée et ne peuvent pas être surveillées ou opposées
à l’utilisateur .Le tribunal de première instance lui donna tort avec la motivation
principale suivante : « le droit pour l’employeur de surveiller
les employés sur le lieu de travail en
ce qui concerne l’utilisation des ordinateurs de l’entreprise, relève du droit
le plus large de vérifier la manière dont les salariés s’acquittent de leurs
tâches professionnelles , qui est régi
par les dispositions de l’article 40 d/ du code du travail » sachant
que les salariés avaient été avertis que leurs libertés étaient
surveillées. Ainsi « l’employeur , en vertu de son droit de
contrôler les activités de ses employés a pour prérogative de contrôler l’usage
personnel qui est fait d’internet ». La cour d’appel de Bucarest confirma
cette décision par arrêt du 17 juin 2008 en ces
termes : « l’employeur qui a fait un investissement est en droit
de surveiller l’utilisation d’internet sur les lieux de travail et l’employé
qui transgresse les règles de l’employeur relatives à internet à des fins
personnelles commet une faute disciplinaire » qui justifie donc le
licenciement.
M.Barbulescu a donc épuisé
tous les recours internes. C’est en effet la règle fondamentale de base pour saisir la cour et à défaut la
requête est déclarée irrecevable. De même il faut avoir saisi en France le
conseil d’Etat ou la cour de cassation en dernière instance, puis dans les 6
mois de la dernière décision saisir par
écrit obligatoirement Strasbourg qui
n’est pas une instance supérieure ou internationale qui rejuge le procès. Les
parties changent : en face du demandeur , l’ adversaire devient la France et la juridiction
européenne se prononce uniquement sur les dispositions de la Convention des
droits de l’homme, ne peut que rejeter la demande, ou en cas d’acceptation condamner
l’Etat à revoir sa législation et à de
faibles dommages intérêts pour préjudice moral
en général . Sur le plan pénal s’il y a condamnation de l’Etat le procès
pénal donne lieu à des dommages intérêts
qui peuvent être conséquents et/ ou peut
être ré-ouvert dans des cas particuliers. Le jugement de condamnation se fonde
par exemple sur le non respect des
libertés fondamentales ( pensée, conscience, religion , circuler, abus de
pouvoirs d’autorités, traitements inhumains…)
énumérées dans la convention , pour le droit à un procès équitable le plus
souvent.
M.Barbulescu
a saisi la CEDH sur le fondement de l’article 8 de la convention qui proclame
le droit de toute personne au respect de sa vie privée et familiale, et de sa
correspondance, mais organise un régime de restrictions si celles-ci sont
prévues par la loi et nécessaires dans une société démocratique. Qu’en est-il
dans l’entreprise ?
La 4ème chambre de première
instance a considéré qu’il n’y avait pas violation de l’article 8. .M.Barbulescu
a alors demandé le renvoi devant la Grande chambre en vertu de l’article 43 de
la convention et 73 du règlement. Dans
son arrêt du 5 septembre 2017, celui qui a ravi certains et un peu assombri les
autres, la grande chambre a rappelé le droit interne roumain, le droit
international (normes des nations unies pour la réglementation des fichiers
personnels-résolution 45/95 A.G. des N.U.) , puis les normes du conseil de l’Europe
(1981-STE n°108) ; et la charte des droits fondamentaux de l’U.E. ( 2007 C.364/01).
La grande chambre a jugé : « il n’apparait pas que le requérant
ait été informé de l’étendue et de la nature de la surveillance opérée par son
employeur ni de la possibilité que celui-ci ait accès à la teneur même de ses
communications » . Il y avait donc un problème de preuve matérielle à la charge de l’employeur et le doute
profite au salarié (comme en droit français la plupart du temps d’ailleurs en
droit du travail). La cour précise : « il n’est pas certain que
les règles restrictives de l’employeur aient laissé au requérant une «
attente raisonnable » en matière de
vie privée. Les instructions d’un employeur ne peuvent réduire à néant l’exercice
de la vie privée sociale sur le lieu du travail. ».. Elle en conclut que
les communications de M.Barbulescu sur son lieu de travail étaient couvertes
par les notions de vie privée et correspondance, et qu’ainsi la Roumanie avait
violé l’article 8 « en ne protégeant pas-par sa législation interne- le
droit de son ressortissant au respect de sa vie privée et de sa
correspondance en ne ménageant pas
un juste équilibre entre les intérêts en jeu » .M.Barbulescu a obtenu 1365
euros de dommages intérêts mais… reste licencié a priori. La cour semble ainsi considérer qu’une liberté fondamentale prime
sur les intérêts concrets de l’entreprise sauf mise en danger de celle-ci ce
qui n’a pas été évoqué ; que l’individu a droit à « un moment
opportun » à une pause, brève, raisonnable dit la cour donc sans abus ce
qui serait une faute ,pour gérer ses problèmes personnels ou pour s’évader momentanément du contexte professionnel .
Mais que l’employeur en s’y prenant
loyalement et avec précisions ,
dans la transparence et l’information
prouvée des salariés ,peut limiter ces libertés fondamentales sans
cependant les réduire à zéro au nom de la productivité ou des salaires qu’il paie
.Le salarié a le droit de respirer. Mais il doit aussi prévenir et afficher sa
messagerie personnelle pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïtés et que l’employeur ne soit pas
« piégé » quand il contrôle.
Pour les
délais de procédure constatons que
M.Barbulescu a commencé son contentieux en 2007 et qu’il s’est terminé à Strasbourg en 2017. Il est
utile de persévérer !
Il n’y a cependant pas de quoi crier victoire sur les toits et penser que le salarié a tous les droits notamment
celui de surfer à tout va pour son compte personnel
pendant les heures de travail, car la lecture attentive de l’arrêt permet de
vérifier que les patrons n’ont pas été oubliés, ce qui n’est que justice.
D’abord
parce que des juges concernant ce cas d’espèce ont eu une opinion dissidente
qui est inscrite dans l’arrêt et ont
estimé qu’il n’y avait pas violation de l’article 8. La victoire n’est
pas écrasante. Les opinions dissidentes exprimées officiellement sont une caractéristique de la justice européenne.
En France ce n’est pas le cas. On ne sait pas quels sont les juges d’accord et
ceux qui ne le sont pas quand un arrêt est prononcé. Les juges européens dissidents (7 sur 16 en l’espèce ce qui
témoigne de la discussion serrée ) ont considéré qu’il n’y avait pas défaut du
droit du requérant à sa vie privée et à sa correspondance .Mais la majorité l’a
emporté et l’arrêt fera jurisprudence, sauf revirement ultérieur.
Ensuite
parce que la cour exige des rapports
d’égalité et de respect mutuel, tout en
acceptant des gardes-fous dans l’intérêt
de l’entreprise et en posant des limites en rappelant que l’employeur a aussi
des droits s’il respecte les textes , écrit ses règles peut être après
concertation avec ses salariés, et qu’il ne doit pas y avoir de surveillance sauvage ou d’intrusion
illimitée dans les activités des salariés. Une charte informatique doit être
créée si nécessaire pour éviter tout malentendu et donc contentieux.
Qu’en est-il
en France ? La commission nationale informatique et libertés (C.N.I.L.) considère que
l’utilisation privée d’internet sur les lieux du travail doit se faire de façon
raisonnable, et donc que tout abus peut être sanctionné, sous réserve de
l’appréciation du juge, heureusement. Les références essentielles sont les
suivantes : l’article 9 du code civil ; les articles L.1221-1
(exécution du contrat de travail et droits et libertés dans l’entreprise) et
L.1222-3 et 4 ( information des salariés sur les moyens de contrôle comme un
système de vidéosurveillance) du code du travail ; outre les articles
226-1 et suivants du code pénal (protection
de la vie privée) et 226-16 et suivants du code pénal (atteinte aux droits des
personnes résultant des traitements informatiques, avec un recours possible au
procureur de la république et à la CNIL). En cas d’abus manifeste la
jurisprudence valide le licenciement. L’employeur peut interdire totalement
l’accès à internet s’il justifie d’un but légitime de protection. Les
connexions sont présumées avoir un but professionnel [Cass.soc. 9 juillet 2008
n°6.15800]. Le surf doit se faire plutôt pendant les pauses officielles et ne
pas avoir un contenu contraire à l’ordre
public et aux bonnes mœurs [rapports
CNIL mars 2001 et avril 2002]. Après un
arrêt du 26 janvier 2016 n°14.1536, la cour de cassation a rappelé ces
règles de bonne conduite réciproques et
les conditions des vérifications dans un arrêt du 7 avril 2016 n° de pourvoi 14 .27949 non publié au bulletin :
« qu’en
se déterminant ainsi sans rechercher comme elle y était invitée si le message électronique n’était
pas issu d’une boîte à lettre électronique personnelle distincte de la messagerie
professionnelle dont le salarié
disposait pour les besoins de son activité et s’il n’était pas dès lors couvert
par le secret de la correspondance, la cour d’appel a privé sa décision de base
légale ».
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