Justice pour qui et pour quoi ?
Par Christian FREMAUX avocat
honoraire et élu local
Chacun
d’entre nous entend régulièrement des cris pour que la justice passe, pour
théo, pour traoré , pour tel ou telle, évidemment victimes lors d’un évènement grave, qui scandalise le
public, soulève l’émotion avant la raison,
et qui nécessiterait une réponse judiciaire dans l’immédiat. On n’attend
même pas que l’enquête ait lieu, qu’elle apporte des éléments avérés puisque on a des images soit filmées par un
passant ou un observateur quelconque a priori neutre ? soit par un
participant des faits, et qui sont relayées en boucle par les médias qui
sélectionnent les actes les plus frappants, si je puis dire ! On accuse
sur le champ , on désigne le coupable et on somme la justice de se saisir et de
sanctionner au plus vite car les faits ne seraient pas discutables. Lorsqu’il
s’agit le plus souvent, d’arrestations par la police dans une cité, d’un
contrôle d’identité qui tourne mal, on crie aussitôt à la bavure policière et
pour faire encore plus pression sur les juges on organise des marches dites
blanches alors même que les faits ne sont pas vérifiés, comme si la répétition
de l’indignation et de l’émotion valait preuve. Bien sûr quand lesdits
policiers sont victimes de tentative d’assassinat ou d’agression, la compassion ne se fait pas
entendre car après tout pour certains ce sont les risques du métier et un
policier est forcément « coupable » de quelque chose ne serait ce que
de porter l’uniforme donc de provoquer, et faire respecter la loi. D’ailleurs au plus
haut niveau de l’Etat on le voit : on rend visite à la victime - citoyen par définition innocent, et on
ignore les policiers qui n’ont pas
besoin d’être encouragés et protégés. Et après on ne comprend pas les mouvements
d’humeur des policiers qui globalement se sentent délaissés et pas soutenus par
les politiques, l’ensemble des citoyens et leur hiérarchie ! La balance
aurait besoin d’être rééquilibrée, au moins sur le plan moral car la responsabilité ne se découpe pas en
parts inégales. Bien sûr quand il y a bavure avérée, ou abus de pouvoir
flagrant, ou discrimination au faciès, les policiers doivent être poursuivis
par les tribunaux et condamnés si leur culpabilité est reconnue. D’ailleurs
l’inspection interne est sans complaisance et un policier suspecté est immédiatement suspendu. Je compatis avec toutes
les victimes réelles car rien ne justifie la violence, même si elle est souvent réciproque et qu’une interpellation se passe rarement
dans le calme et la bonne volonté. La justice est donc au centre des débats et
parfois on a des surprises : par exemple la victime est compromise avec sa
famille dans un trafic, ou une infraction quelconque ,est déjà poursuivie par ailleurs et n’est pas
l’ange que l’on a décrit .Cela n’excuse pas la violence qu’il a subie, mais
atténue l’image idyllique de l’individu
que l’on a encensé quelques jours plus tôt. Le rôle de la justice est
donc essentiel car il ne faut jamais s’enflammer et il est préférable
d’attendre un peu que les juges aient fait leur métier et aient donné des
conclusions , avant de crier au scandale, à la bavure , et à la sanction forcément exemplaire du ou des coupables sur la place publique, et à
la télévision transformée en salle d’audience permanente avec des procureurs
auto-proclamés qui ne s’excusent pas et n’ont aucune responsabilité si le
prétendu coupable ne l’est plus ou pas comme
il avait été annoncé. La présomption d’innocence semble être un mot
grossier car on veut que le coupable désigné reconnaisse spontanément les faits, s’excuse en public, et paie la
corde qui servira à le pendre, je veux dire l’envoyer derrière les barreaux
pour le moins. Quand la personne poursuivie avance des arguments de droit ou
conteste les faits, donc se défend avec son avocat, ce qui dans un état de
droit est le minimum dont tout un chacun
profite, on s’indigne ; comment ose- t -il
gagner du temps, comment ose -t -il nier ce que l’on a vu à la
télé ; comment ose –t- il nuancer les faits, ou les expliquer, ou montrer
qu’il n’y avait pas d’intention volontaire ?… Quand certains réclament
justice, il faut donc entendre l’exigence de la condamnation urgente de celui qui est
poursuivi, sans même respecter les règles de procédure qui ne serviraient à rien sauf à retarder l’échéance, ou vérifier
que les éléments constitutifs de l’infraction sont réunis, ou démontrer que tel
acte était volontaire ou non, sans tenir compte non plus de l’ambiance
générale, du contexte, des menaces diverses ou autre circonstance qui peut devenir atténuante .Pour
les plus excités ou exigeants il s’agit de rendre une justice expéditive pour
leur faire plaisir, prouver qu’ils ont raison en dénonçant un racisme permanent[sic] d’Etat représenté par
les forces de l’ordre, ou des discriminations qui les empêchent de réussir dans
la vie, et déplorer des territoires oubliés par la république –malgré les milliards de la politique de la
ville –et ainsi de justifier le sac des
boutiques du quartier, leur pillage, la destruction d’immobilier public,
violence inadmissible qui doit être fermement condamnée .La douleur ou le
sentiment d’injustice ne peuvent légitimer toute réaction destructrice. Alors
que d’autres pensent au bien comme ce jeune qui a sorti d’une voiture en flamme
un enfant et l’a sauvé, ce qui mérite une récompense pour cet acte positif de
courage et permet de ne pas douter de la nature humaine.
Mais la justice n’est pas faite pour calmer les plus
radicaux dans l’immédiateté des faits , dans les heures qui suivent.Il lui faut du
temps pour ses enquêtes et dire le
droit et donc désigner les coupables que le tribunal va juger, mais aussi reconnaître les innocents car le
juge d’instruction instruit à charge et décharge ce qu’il ne faut pas
oublier .La justice est rendue au nom du peuple français par des
magistrats dits du siège , (car ils sont
assis) qui sont indépendants de tout
pouvoir notamment le pouvoir exécutif. Elle ne
se prononce pas pour donner raison à
tel ou tel groupe social ,telle communauté, telle fraction du peuple.
Elle applique le droit c’est-à-dire les lois votées par les parlementaires qui se déterminent en fonction de l’intérêt
général. Dans une démocratie la place de la justice est fondamentale et il faut
que l’on cesse de remettre en cause et son utilité et sa légitimité en fonction
de nos choix partisans. Les magistrats qui sont des citoyens ont le droit
d’avoir des convictions .Il leur est demandé seulement d’être impartiaux dans
leurs décisions et de ne pas y introduire
des avis moraux ou politiques personnels. La justice ne s’oppose pas au pouvoir politique et il ne doit
pas y avoir la confrontation de deux légitimités : celle du suffrage
universel et celle des juges. Ce débat dure depuis très longtemps et aucun
parti politique de droite , de gauche, ou du centre, a voulu le régler. Le
conflit justice-politique s’est exacerbé au fil du temps, et de la mise en
examen de plus en plus de responsables,
des puissants comme pense le quidam. Certains
estiment que la justice est noyautée par des juges politisés à
l’extrême-dits rouges-, qui prennent en otage la vie sociale, les élections et veulent influer sur le
pouvoir exécutif en imposant leur vision de la société et ce qui doit être le
bien. C’est certainement vrai pour une
infime minorité des magistrats mais on doit faire confiance à tous les autres
juges qui sont républicains, politiquement neutres, appliquent
la loi, et ne cherchent pas à modifier le cours de la vie démocratique.
Il ne peut y avoir compétition entre le pouvoir exécutif et l’autorité judiciaire,
même si par ses décisions elle peut
faire de la politique comme M.Jourdain faisait de la prose sans le
savoir . Le but de la justice est de faire respecter la loi et quand celle
–ci est peu claire ou qu’il y a un vide
juridique de l’interpréter ou de combler les manques, par la jurisprudence qui
peut être certes quelque peu orientée. Mais comment faire puisque les
magistrats sont des hommes et des femmes qui ont une conscience, des
responsabilités et réfléchissent ? L’application de la loi concerne tout
le monde le citoyen de base comme l’élu et il ne peut y avoir deux poids et
deux mesures. Le débat sur la suspension des poursuites ou non pendant la campagne présidentielle est significatif. Certes il n’y a pas de
texte légal à ce sujet, mais on s’était
habitué à un usage républicain selon
lequel la justice suspend ses investigations pendant le temps réservé au débat
démocratique. Il semble qu’avec le dossier Fillon en accord avec l’opinion qui
rejette toutes les élites et les privilèges, les juges ne soient plus d’accord pour s’effacer et qu’ils considèrent que la justice doit passer quelque soit le
moment. Cela se discute même si cette
innovation correspond à un mouvement de fond selon moi, et la précipitation des
juges d’instruction à vouloir, semble-t -il,
mettre en examen M .Fillon (
peut être car ce n’est pas joué juridiquement d’avance le statut de témoin
assisté existant ) , après une saisine ultra rapide du parquet financier
national et une enquête flash, ne parait
pas être un gage de sérénité pour apprécier des faits qui sont légaux, anciens, usuels au
parlement, même si moralement M.Fillon a admis qu’il n’aurait pas du le faire.
Le juge peut il apprécier le travail d’un assistant qui relève pour moi uniquement de
l’employeur. ? Pourra - t -on étendre ce genre d’enquête à des employeurs
privés ( La patron de la revue des deux mondes est poursuivi pour abus de bien
social) voire au niveau de rémunérations parfois extravagant de quelques grands
patrons du CAC.40 . ce qui serait une immixtion dans l’entreprise et une
nouveauté juridique inquiétante en matière de propriété et de direction
de sociétés? M.Fillon a déclaré qu’il se rendrait à la convocation des juges
d’instruction. C’est normal dira-t-on car il est un justiciable comme un autre,
mais une fois n’est pas coutume tandis
qu’une représentante d’un parti politique qui s’estime aux bords de la prise du
pouvoir refuse de se déplacer ne
serait-ce qu’à la police. On peut aussi
se réjouir qu’un homme politique éminent prenne ses responsabilités sans faire
état de son immunité parlementaire et
accepte de répondre aux questions des
juges dans une période décisive pour lui et la démocratie pour faire reconnaitre qu’il n’a
commis aucune infraction .M.Fillon s’il
est élu président de la république , sera garant de
l’indépendance des magistrats et des institutions dont la justice .Il vient de
faire la preuve qu’il est un homme
d’Etat renforcé par l’épreuve personnelle qu’il traverse puisqu’il se rendra
à la convocation des magistrats instructeurs qui sont indépendants, ont lu le
dossier avec une célérité dont il faut se féliciter, semble s’être tous les
trois fait une opinion provisoire et peuvent mettre M .Fillon ou non en
examen ce qui ne veut pas dire culpabilité . On doit au moins mettre ce courage à son crédit qui est
le respect de la justice bien qu’il conteste divers point fondamentaux de droit
et toute irrégularité.
On ne pourra
donc plus faire l’économie d’un grand débat sur la place de la justice dans les
institutions et il faudra revoir le
schéma sur la séparation des pouvoirs
qui date de 1958 : doit -elle
devenir un pouvoir, et ne plus être une
simple autorité ? comment garantir l’indépendance des juges et leur
impartialité ? qui contrôlera ou non les juges ? et pour les magistrats du parquet (les
procureurs) qui ne sont pas des magistrats comme leurs collègues du siège selon
les rappels fréquents de la cour
européenne des droits de l’homme de Strasbourg, quel statut leur donner pour couper le lien
avec le garde des sceaux donc le pouvoir exécutif ? comment empêcher le
conflit de légitimité avec les élus… ? Ceci nécessitera une réforme
constitutionnelle après des
discussions entre toutes les parties
concernées, y compris les représentants du peuple premier concerné par la
justice de tous les jours . Il faudra aussi donner plus de moyens matériels et humains aux juges car
le budget de la justice est notoirement insuffisant et indigne de la 6ème
puissance du monde. Tout particulier qui a saisi la justice ou qui se défend a
du déplorer les délais trop longs, la complexité, le coût…
En attendant
la suite des feuilletons judiciaires en
cours, espérons que la campagne des idées , projet contre projet, ne soit pas
éclipsée par le sort d’un candidat et que les médias ne se focalisent pas sur
un dossier judiciaire parmi d’autres, beaucoup plus importants. Certes il y a
une manœuvre évidente pour écarter un candidat mais Il n’y a pas de complot des
juges selon moi : il y a des questions de droit à résoudre, d’ailleurs
peut être en faveur de M.Fillon car on
n’est jamais à l’abri d’une bonne
surprise et d’une appréciation favorable. Il est inutile de se mettre à la place des juges d’instruction qui peuvent
après avoir entendu M.Fillon estimer qu’il n’y a pas lieu à poursuites ou
mise en examen, car les indices graves
et concordants exigés par les textes
n’existent finalement pas ou ne sont pas suffisants en l’espèce .Et
finalement plus tard, quand ils veulent, prononcer un non lieu. Mais c’est la
coïncidence entre le calendrier électoral
qui obéit à un temps court qu’on
ne peut modifier et le calendrier judiciaire qui peut être accéléré ou non
selon la seule volonté des juges qui pose problèmes. Une candidature à
l’élection majeure démocratique ne peut dépendre des juges qui ont décidé de
raccourcir de façon inédite-même si c’est évidemment légal-les délais de comparution, toutes autres affaires cessantes comme si il n’y avait pas de dossiers plus graves
, contrairement à la pratique
journalière et faire ainsi une exception –défavorable- pour M. Fillon. Le soupçon
de partialité et de vouloir peser sur la présidentielle ne peut ainsi
pas être écarté , ce qui n’améliorera pas l’image de la justice. Ce qui
compte pour les 5 ans qui viennent
c’est que l’élection présidentielle de 2017 ne soit pas faussée, que le
représentant de millions de citoyens qui veulent le changement puisse s’imposer
en convaincant, et qu’il n’y ait pas un élu par défaut ou par rejet des autres. On
doit élire un candidat par choix et conviction et non par désespoir. Il
y aura ensuite les élections législatives et quelque soit le président élu il
lui faudra une majorité solide s’il veut réussir par des réformes structurelles et donc améliorer le destin des français. Car n’oublions pas qu’au-delà de la
personnalité élue qui naturellement doit être légalement irréprochable, nous
devons avoir un président qui fait
bien « le job » sans être forcément un paragon de vertu –même
si c’est cynique de l’écrire ainsi. On est déjà désabusé car on a eu un président
« normal » et il y a beaucoup
à dire. On veut un président qui annonce
la couleur, applique son programme qui doit être pragmatique et ne pas essayer
de réenchanter nos rêves, qui assure la
sécurité ce qui implique que la justice fonctionne parfaitement, qui prend les mesures urgentes de redressement
économique et social et de remise
générale en ordre, y compris sur les
valeurs républicaines classiques, dont la laïcité qui peut éviter le
fractionnement de la nation en communautés. La justice passe toujours pour
tracer les limites pour tous de ce qui est interdit ou non, pour sanctionner ceux qui ne respectent pas
la règle commune ou qui attentent aux intérêts supérieurs de la nation. Elle
doit être aussi exemplaire et ne pas participer même en respectant ses pouvoirs
à ce qui apparait comme un parti pris. S’il se faisait que l’élection
présidentielle a été viciée par l’irruption provoquée -je ne sais pas par qui - des juges , certains
ne manqueraient pas de les accuser d’avoir « manipulé » les
électeurs. N’ajoutons pas à ce qui est la confusion politique actuelle, dans
tous les camps d’ailleurs, un désastre
judiciaire. La justice comme la femme de césar doit être insoupçonnable. Nous
sommes dans une crise de défiance généralisée. Il faut bâtir une société de
confiance et de respect de l’autre.